recherches sur la nouvelle
Le Tiers Livre – atelier d’hiver #5, à partir de ‘Vous les entendez’ de Nathalie Sarraute
(tentative de dialogue et de mise en scène du dialogue « en un bloc »)
Approche voyons, n’aie pas peur, toutes les filles passent par là un jour ou l’autre, ça ne sert à rien de te faire du mouron… La voix est déformée à cause des épingles retenues entre les dents, pourtant douce, rassurante… Voilà, rentrer un peu plus le galon, ah c’est beaucoup mieux, plus élégant ; en général elles attendent toutes ce moment-là, elles piaffent, c’est comme inscrit dans leur sang… Les gens parlent toujours à tort et à travers, qu’est-ce qu’ils savent les gens de nos vrais sentiments ?… Quand même tu devrais être contente, et puis ça vaut mieux que de ne plaire à personne et de rester en rade, après on devient vite trop vieille, combien de fois je te l’ai dit… Un battement d’aile peut dévier la courbe, un simple geste orienter le destin, on sait bien : un regard appuyé ou détourné, une main qui s’approche ou refuse, mais un mari pour la vie, elle n’est pas sûre d’avoir vraiment choisi… De toute façon ça ne pouvait pas durer cette affaire-là : lui venait du bord de la mer en vélo — ça faisait une sacrée trotte —, tous ces kilomètres juste pour me parler une heure ou deux, à la rigueur me tenir la main quand on se promenait dans les champs, alors il a fallu que je me décide, que je réponde à ses avances ; lui ou un autre, je me demande… La femme aux épingles entre les dents tourne autour de la robe, se baisse, défripe les volants… Il est plutôt beau garçon dis donc, par contre ce qu’il a vraiment dans le crâne, tu ne le sauras qu’à l’usage… Elles se taisent. Bruit de tissu qu’on froisse, pieds frottant le sol, ciseaux à couture qui tombent et vont rebondir contre l’armoire… Ah si on savait à l’avance, tout serait différent… La fille vêtue de la robe attrape un mouchoir dans sa manche, renifle plusieurs fois… On ne peut pas dire que de mon côté ça a été une réussite ; un fainéant pour ne pas dire autrement, par chance il est parti jeune – un pauvre gars en fin de compte —, mais on a beau faire, ces choses-là on ne peut pas les savoir à l’avance… Le visage de fille se contracte, rictus, elle répète : on ne peut pas savoir à l’avance. Comme une bouffée d’appréhension qui plisse son front et soulève sa poitrine…. Approche un peu, oui comme çà, encore un petit point sous l’aisselle, ne pas oublier d’ajuster la couronne, on ne sera jamais prêtes… Bruits à l’extérieur de la chambre, mouvements et cris — comme une rumeur. Les gens commencent à se rassembler devant la maison… Allez souris un peu, c’est ton jour, un très beau jour, tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer, c’est idiot de pleurer le plus jour de sa vie… En fait elle a peur qu’il lui fasse des choses qu’elle ne veut pas, qu’il soit violent avec elle, et ça elle ne peut pas le dire, c’est de la lave dans sa bouche, ça l’empêche de respirer (la blessure entre le blanc des cuisses, le sang, la peau, le ventre doux), tout ça parce que sa mère ne lui a rien dit, parce que les femmes ne disent jamais, elles acceptent… On toque à la porte : Est-ce qu’on peut entrer ? on voudrait bien la voir… Ah non impossible, ça porte malheur !… Qui a dit ça ? rien que des bêtises, parce que nous on en a marre d’attendre, on aimerait bien… Rires d’enfant derrière la cloison, pas précipités, déjà les petites filles sont reparties vers le jardin. Le père grogne sans doute… Tous ils t’attendent… Il y a quelque chose dans son cœur de fille qui retient, elle ne peut pas l’expliquer et ça commence à couler sur ses joues… Allons, reste tranquille sinon je ne vais pas y arriver, dis donc c’est que tu es drôlement jolie ! on a bien fait de récupérer la robe de ta sœur, au fond rien que de petits ajustements, et c’est une drôle d’économie pour ton fiancé… Chuchotements encore, il faut se dépêcher… Enfin dis-moi, est-ce que tu as été un peu heureuse avec ton gars ?… Ah ça j’en sais trop rien, quoiqu’au début… Tu l’aimais n’est-ce pas ? et tu avais envie qu’il s’allonge avec toi dans le lit ? s’il-te-plaît dis-le moi… Oui oui bien sûr… Elle ôte les dernières épingles, les plante dans le coussin à couture, s’affaire autour de la couronne… Enfin ce n’est pas toujours ce qu’on croit la première fois, tu verras bien, tu finiras par t’habituer… Des mots qui rongent, inquiètent… Maintenant il est temps, ton père va te conduire jusqu’à l’autel… Et lui, il a déjà mis son costume, tu crois ?… Ah ça sûrement qu’il est fin prêt, coiffé avec sa raie sur le côté, gominé… J’ai peur de ne pas y arriver… Du calme, la belle, souviens-toi, le mieux à faire est de fermer les yeux… Il pourra toujours raconter que je ne voulais pas enlever ma robe, qu’au dernier moment je m’étais refusée comme un animal ; il faut comprendre aussi, foncer vers l’inconnu ou tomber dans le vide c’est pareil, raide sur ma chaise d’église, le goût salé des larmes, accrochée des deux mains à mes jupons… Eh bien c’est là qu’il faut plier l’échine, se forcer, en vérité ça ne dure pas bien longtemps. Ouf ça y est, tu es vraiment jolie tu sais… Pousser la porte de la chambre, traverser la cuisine — trop tard pour reculer —, applaudissements… Regarde, ils sont tous là… grand temps de partir… mais… arrêter de penser, se forcer… et puis
Photographie de Françoise Renaud (série Le cadavre dans l’escalier, 2017)
Ici le Tiers Livre, « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle
le lot de ces millions de femmes qui affrontent un inconnu terrifiant…
mais bien rendu, délicat…
Ouf quel suspense !!! pauvre fille qui s’interroge sur son gars, comment va-t-il être avec elle une fois mariés ?
je me souviens d’avoir irradié le bonheur le jour du mariage et lui aussi. Mais après, après… les personnalités se rencontrent, se cognent, s’affrontent, se taisent ou parlent trop, cela finit par la débandade d’un côté pendant que de l’autre elle veut partir vite de là.
Et puis je pense que quelle que soit l’époque, au moment du mariage, il y a ce genre d’interrogation, tu ne penses pas, encore que toi c’était sans doute différent.
On ressent beaucoup d’appréhension … il faut se lancer et la vie nous emmène,
mais il y a les carrefours alors il faut choisir la bonne voie mais à deux.
ce texte me fait penser à Monsieur Charles A. : je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître …
Que j’aime ces rites désuets que l’écriture fait revivre et nous rappellent les peurs de nos mères. A l’heure d’Internet et de la libération sexuelle… où sont les mariages d’antan?…Jacqueline.
Une très belle façon de nous faire ressentir l’angoisse de la future mariée malgré les conseils de sa mère qui essaye de la rassurer.
Mariage traditionnel d’une jeune fille qui ne connaît pas encore la vie et se pose beaucoup de questions… sans en parler comme à cette époque, déjà lointaine, où la communication n’était pas toujours évidente.
Que ça semble loin tout ça!