tout Mauvignier en une seule phrase

une seule phrase qui assaille, tourne autour de la déchirure…

au téléphone on lui a dit qu’il fallait faire vite, qu’il y avait eu un accident — ah bon un accident ? — en fait elle n’a pas tout compris (on lui parlait en anglais et il y avait de la friture sur la ligne) sinon qu’il était question de lui, son fils, et qu’il ne fallait pas perdre de temps, sur le coup elle s’est sentie dépouillée et elle s’est mise à trembler, et depuis, ça ne la quitte pas ce tremblement de tout le corps et l’âme à l’envers, cette bousculade de questions coincées dans la gorge et ces mots, ces larmes au fond du ventre à propos du malheur qui se manifeste toujours au plus mauvais moment, qui de toute façon devait s’abattre un jour sur leurs têtes — elle l’avait toujours su — car rien n’avait marché comme il aurait fallu au sein de leur famille, rien, absolument rien, et ça ne datait pas d’hier, ça remontait même à loin, enfin voilà ce qui l’obsède quand elle traverse le hall de l’aéroport, s’efforçant de contrôler la cadence de ses pas, et lui en vérité — le fils — il n’a jamais supporté cet état des choses, à cause de ça qu’il est parti loin dès qu’il en a eu l’occasion, le plus loin possible d’eux, ses parents et son imbuvable tribu, avant que ça explose dans leurs têtes et dans leurs entrailles, et maintenant il est arrivé quelque chose de grave, peut-être même qu’il va y passer — ce qu’a sous-entendu le médecin au téléphone si on ne trouvait personne de compatible, enfin c’est ce qu’elle a cru comprendre, sur le moment elle était si bouleversée — et elle sait que ce n’est pas un hasard tout ça (malgré la climatisation son front est en sueur, et pas seulement le front, les aisselles aussi et le long du dos, elle sent que ça glisse entre ses omoplates, une sueur de fatigue et d’angoisse), et maintenant elle n’a pas le choix, tenir bon, trouver le courage de pousser sa valise, ici et maintenant elle doit se concentrer, se débrouiller au milieu des petits groupes de gens encombrés de bagages qui attendent devant le comptoir de la compagnie (ce qui est assez normal dans un aéroport au sol de couleur neutre tout comme le revêtement des parties murales), elle a refusé qu’on l’accompagne, l’événement ne concernait qu’elle, elle seule, parce qu’il s’agissait de son enfant n’est-ce pas ? et parce que le père avait renoncé à comprendre depuis longtemps, muré dans sa colère, toujours en guerre contre lui-même, c’était donc à elle de prendre les choses en main et de remonter à l’envers le chemin que le fils avait emprunté pour fuir tout ce qui s’ était amassé de silence autour de leurs vies depuis le commencement — certains ont dit que c’était pas des façons de tout plaquer comme ça sur un coup de tête, d’abandonner père mère pays pour on ne sait quelles raisons, ou plutôt si, on savait mais on ne voulait pas le reconnaître —, bien sûr que c’était à elle d’entreprendre ce voyage jusqu’à rejoindre l’endroit où le pauvre corps est couché, corps qu’elle a porté nourri lavé, saisir sa main, la caresser — elle a tellement envie de croire que leurs chairs leurs sangs seront compatibles, comment envisager le contraire ? — alors qu’elle est au bord d’embarquer, assise sur une banquette en skaï, tentant de surmonter le chagrin qui l’envahit par vagues depuis qu’elle a appris la nouvelle… tellement envie de prononcer son nom… de serrer doucement ses doigts entre les siens pour lui dire « mon fils, mon amour, je suis là » et le sauver du pire… c’est fou comme elle a hâte, elle n’y tient plus, il faut qu’elle mesure de ses propres yeux comment tout s’est inscrit sur son visage vivant ou mort, mais pourquoi l’histoire des familles nous ruine-t-elle à ce point ? pourquoi faut-il qu’un truc horrible arrive — évidemment un drame —, pour trouver la force de défoncer les murs qui séparent et voir enfin la même face du monde ?

 

texte créé par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017, volet 3 « Tout Mauvignier en une seule phrase », proposé par François Bon : Et si je vous dis personnages ?
Il était proposé d’écrire  » un paragraphe unique, pas de narrateur présent dans le texte (se retrancher du jeu)… le seul point d’accroche reste le personnage lui-même… »

 

6 commentaires

  1. jacqueline vincent

    Une histoire de famille banale mise en mots qui nous interpellent car la situation nous est comme familière… Ce fils laissé pour compte, oublié de nos mémoires, mal aimé… Et ce rôle de Mère encore et toujours là pour le défendre envers et contre tout… Fils ici, Fille là, toujours la même histoire qui se répète comme une blessure jamais refermée et qui ronge le cœur de l’humanité : hommes, femmes, enfants… Pourquoi est-il toujours trop tard ?..? Merci Françoise de nous poser la question.. Jacqueline.

  2. Non, il n’est jamais trop tard !
    C’est un choc positif, qui permet de remettre les pendules à l’heure.
    Il faut parfois un deuil, un accident ou une maladie, pour que les choses soient dites, et ouvrent la voie d’un nouveau départ.
    Christine

  3. Merci pour vos lectures, merci doux amis toujours présents…
    C’est assez étrange de lire les retours qui parlent le plus souvent du contenu des textes alors que tout mon effort s’est porté vers la forme. Probablement que cette forme fonctionne puisqu’en final elle semble se gommer au profit de l’histoire racontée…
    Mais pour répondre au « trop tard », « pas trop tard », le texte propose une pause au cœur du drame, peut-être une réconciliation. Cette phrase aurait pu devenir un livre entier – j’ai été tentée ! -, mais ce n’était pas le but de l’exercice ! plus tard… on verra…

  4. jacqueline vincent

    Mon premier commentaire faisait référence au texte, mais pour répondre à ton commentaire, Françoise, tout de suite dans ma tête une sensation que je connais bien s’est glissée… L’histoire banale d’une famille racontée dont la forme comme un roman, m’a poussée à vouloir aller plus loin… Savoir si cette Mère allait sauver son fils… Une espérance très forte rejointe par une réalité qui marque nos vies… Et voilà le miracle de la littérature et du roman en particulier qui nous fait dépasser le fait divers pour cheminer avec les auteurs vers tous les possibles. Bien sur… Ce texte pourrait être une quatrième de page pleine de promesses….Jacqueline.

  5. l’envie très forte était de poursuivre encore et encore jusqu’à épuiser l’histoire
    et c’est là où la forme a toute son importance
    puisque c’est elle qui ouvre le champ, repousse les limites, offre des possibilités infinies de remonter les méandres du fleuve, ce fleuve qui est aussi le nôtre…

  6. Oui Françoise, la forme nous pousse à l’intérieur du contenu de l’histoire, à nous poser des questions alors que nous savons tous que ces histoires de famille se répètent partout et toujours. Oui, il y a de l’espoir puisque cette mère espère sauver son fils, même si parfois on ne le sauve que partiellement. Et encore oui, Françoise, il y a là matière à un très beau roman que nous aimerions tellement découvrir.

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