mais qu’est-ce qui t’arrive ?

il peut se faire que la terre se dérobe sous tes pieds [sous tes pieds – la terre – dérobée] et juste après comme une bascule, un chavirement que le corps ne peut pas comprendre, informations fausses ou incomplètes ou contradictoires envahissant le cerveau, alors plus de coordination forcément, plus rien d’un coup (comme débranché), ça va très vite, jambes bras corps en soleil, poitrine qui va cogner durement contre le sol — le sol : hétéroclite à cause du chantier qui n’en finit pas dans la rue qui passe devant chez toi, le sol donc composé de gravats, morceaux de route, cailloux, gravillons, gravier grossier, sable, terre brune, bitume —, au cours de la chute une pierre qui a dû rencontrer le buste (à moins que ce ne soit la deuxième marche du petit escalier qui conduit à l’habitation), onde de choc, alors dedans tu ressens comme un cisaillement, un écrasement, l’os pareil à la roche sous pression qui finalement cède se fissure se fracture, quelque chose qu’on comprend immédiatement à cause de l’intensité de la douleur dans le dos, reins rompus, respiration coupée, nausée, tout de ton être chaviré dans le chaos de la route défoncée

eh voilà que ça vient d’arriver justement [terre dérobée – sous tes pieds – oui dérobée] pas plus tard qu’il y a deux ou trois jours (maintenant tu ne comptes plus les jours, seulement les heures pour prendre les antidouleurs au moment adéquat), tu ne t’y attendais pas, non tu ne t’attendais sûrement pas à ce que le fil de ta vie composée de brefs voyages en ville, activités diverses, courses et compagnie, donc à ce que le fil de ta vie plutôt bien organisée vole en éclats d’une seconde à l’autre, programme anéanti, douleur pénétrante qui coupe le souffle et donne envie de vomir, « mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce que je fais là, par terre comme abattue par balle ? », pourtant se relever, appeler à l’aide, tituber jusqu’au bout du jardin, crier quelque chose comme « je suis tombée oui, je me suis fracassée parce que trop pressée, c’est de ma faute… », et tu expliques que tu as mal regardé où ton pied gauche se posait alors que le droit demeurait encore sur la marche supérieure, que juste après tu as chaviré dans le vide, et maintenant oui je sais, tu as mal, très mal, impossible d’envisager la suite — c’est grave, tu l’as deviné tout de suite —, tassé écrasé effrité fissuré, voilà ce qu’on dit pour décrire une fracture de vertèbre (l’une de celles qui rattachent le dos aux reins, dite L1 par les spécialistes), car jusque là tu ne savais pas que tasser voulait dire fracturer, du moins pour un corps vertébral, et tu connais désormais cette sensation de cisaillement, tu regrettes mais trop tard (etjamais on ne revient en arrière sauf dans les histoires), on va inexorablement vers l’avant, vers la guérison qui n’est guère que la fin d’une séquence puis un autre à sa suite

reste à réparer, consolider les fissures, trouver un meilleur soutien, une meilleure confiance en soi, passer en revue les douleurs expérimentées depuis le début de la vie comme un album-photos, une cartographie vivante de soi, un bien drôle de panorama constitué de blessures, d’accidents, de réparations et de rétablissements, aussi de joies nouvelles qui émanent comme une lumière pâle de cette succession d’événements implacables, joie de vaincre le sort, et surtout cette détermination à se remettre en selle tout en se disant qu’on fera plus attention la prochaine fois blablabla blablabla

 

Photographie : Françoise Renaud, 2018

16 commentaires

  1. Regine monod

    Exactement cela… que ce soit ma double entorse ou la plus récente double fracture du pied… même vécu à 2 ans d’intervalle… même sensation pendant et après. Mais toi, tu as le grand art de les dérouler sous ta plume magique… bravo

  2. Et voilà que je vis ta chute et ta douleur, tellement bien décrite? Alors, comme d’habitude, il faudra te reposer et te ménager en écrivant bien sûr. Mais tout ça, tu sais faire pour notre plus grande joie de te retrouver intacte.
    Courage Françoise, on se retrouve vite.

  3. Janine Teisson

    Quelle magnifique façon de tomber, par écrit, Françoise ! S’il te plait recolle-toi le plus vite possible, nous avons besoin de toi.
    Bises. Janine

  4. C’est vrai qu’on se sent particulièrement bête, après une chute, avec analyse de ce qu’on n’a pas bien fait, bref on s’accuse. Mais non, c’est juste la conséquence d’un trop-plein de pensés dans la tête. Et des pensées, tu en as encore plus que les autres ! Donc …
    Retape-toi au mieux et au plus vite.
    Bisous
    Den

  5. Avoir chu et chuté d’un mouvement soudain , brutal et maudit… il va t’en falloir de l’énergie pour recoller les fissures… toute altération de ta jeune silhouette aura dû disparaître pour le début Juin..

  6. cela me rappelle les circonstances d’une chute brutale après avoir buté sur une racine d’arbre lors d’un footing … ce corps qui est emporté par son mouvement et qu’on ne peut arrêter. C’est si rapide que la pensée ne suit pas, mais la réalité est éprouvante décevante et cruelle.
    meilleurs souhaits pour un repos forcé sans douleurs.
    odile

  7. jacqueline Vincent

    Et la colère, tu oublies la colère devant l’impossibilité de revenir en arrière à cet instant où tout bascule… le corps et les projets immédiats. Mais heureusement tu peux la faire passer par les mots qui, après l’hébétude vont te servir à reconstruire cette satanée colonne…C’est une réparée (fracture de C1) qui veille de Maurienne sur ton rétablissement et qui admire ta sérénité. Jacqueline.

  8. Peut-être que le hasard ou ton corps te dictent une pause… Alors oui pose-toi et utilise toutes tes qualités pour mettre ce temps à profit comme tu l’as fait en prenant si joliment ta plume et doucement mais sûrement la douleur s’en ira, le corps se réparera et l’été sera là.Bon courage, je t’embrasse.Béa

  9. brigitte celerier

    désolée (je devine en moindre à cause de ma marche difficile, mais juste difficile et douloureuse, infiniment moins, à cause de l’âge sans doute)
    être sage, et souhait de guérison pas trop longue (avez de l’aide ?)

  10. Nyiri Pascal

    Mince ! J’espère que comme les grands sportifs tu vas vite te rétablir. C’est regrettable, et les anti-douleur ce n’est pas la panacée. Je crois que là tu peux ouvrir un nouveau cahier d’écriture. T’embrassant avec délicatesse.
    p.

  11. Tu es forte.
    Pour tes gadins, que tu choisis acrobatiques. Pour la réalité de tes images. Pour ta pudeur qui suggère si délicatement la sidération, les questions, la souffrance. Pour ton courage, pour ta volonté, pour ta persévérance.
    Ceux qui connaissent cette sensation de pantin désarticulé, de souffle coupé, de choc qui résonne et impulse la douleur, admirent ton témoignage de «fracassée», ton talent de «résiliante», ton énergie sans cesse renouvelée.
    Tu es la plus forte.
    Nos vœux t’accompagnent.
    Tu es capable de faire, de cet événement, le clou de ton printemps…

  12. Autant de commentaires chaleureux qui m’entourent et me stimulent…
    et je vois encore une fois combien les mots nous rejoignent, nous relient… les mots des amis proches, les mots de ceux qui écrivent et suivent les ateliers Tiers Livre, les mots de ceux qui lisent et aiment tellement le partage, la Vie en général…
    je reviens vers vous vite et continue d’explorer mes sensations nouvelles à être « corsetée » !

  13. Fabre-rousseau

    Quelle chute cruelle et quels mots magnifiques ! Courage Françoise, mes vœux de prompte réparation t’accompagnent…

  14. roger marie jeanne

    quelle belle description ! courage, prends un bain de soleil chaque jour, repose toi. Je t’envoie de l’air du pays, gros bisous

  15. eliane berthelot

    Comme toujours, tu sais trouver les mots justes et à travers eux, on ressent ta douleur, mais aussi ta détermination et ton courage, nous sommes là pour te soutenir, alors tu vas vite « rebondir » mais pas trop! beaucoup de sagesse, de patience seront nécessaires mais tu vas y arriver parce que tu es très forte.
    A très bientôt

  16. Jean-Luc Rocher

    Nous vivons ta chute, la sidération qui suit et la douleur fulgurante. Elle s’inscrit au creux de la chair. C’est une évidence et elle s’imprime pour longtemps. Non pas une douleur passagère mais un fardeau qu’il faudra porter. Aucun moyen d’y échapper, seulement l’espoir d’une renaissance, et puis viendra une forme d’oubli car la vie est là toujours plus forte qui nous entraîne. Voilà ce que je ressens à la lecture de texte sobre et limpide. Je te souhaite chère Françoise des jours meilleurs car je te sais forte. Mes pensées t’accompagnent dans cette épreuve.

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