fantôme de soi écrivain

Il est rapporté qu’Eva Rafelson aimait se tenir à l’écart du monde et qu’elle s’occupait de peinture le matin, une tasse de café ne suffisant pas à la réconcilier avec le réel. Sitôt réveillée, elle se réfugiait dans un cabanon transformé en atelier à la lisière des saules et s’emparait de ses pinceaux. Il lui semblait qu’il était alors nul besoin de réfléchir, que la crispation qui résidait à l’intérieur de sa poitrine de façon permanente s’amoindrissait, en tout cas lui laissait plus de champ.
Elle n’aurait pas su définir ce qui lui arrivait exactement, mais quand la nuit s’incorporait au jour ça la griffait dedans et peindre était la seule activité qui la calmait. Plusieurs fois elle avait décrit ce phénomène dans ses lettres à Paula Grund, amie d’enfance qui, mariée à un notaire, vivait désormais dans une province du sud. Sans doute que Paula ou d’autres parmi ceux qui l’avaient côtoyée auraient pu témoigner de cette difficulté qui ombrageait son front et tassait brusquement sa silhouette comme sous l’effet d’une bourrasque de vent, mais aucun enquêteur n’avait réussi à approcher ces personnes-là. De toute façon elles seraient restées muettes sur le sujet. Ce qui en revanche a été plus commode à établir est le nombre de ses maris. Le premier avait péri dans un naufrage, le second s’était révélé trop cavaleur pour répondre à son besoin de consolation et s’était éclipsé à peine paru. Quant au troisième, il était d’un tempérament discret et l’avait encouragé à posséder un espace à elle dans cette maison avec jardin qu’il avait acquise quelques mois avant leur mariage.

Il s’appelait Josef et son visage était tranquille et doux.

Il avait accepté le fait qu’Eva passait le plus clair de son temps à trafiquer dans sa cabane plutôt qu’à s’occuper de ménage ou de cuisine. Sans doute respectait-il même cette lubie, l’interprétant comme un besoin sauvage qui la conduisait depuis l’adolescence surgi on ne savait d’où — les parents d’Eva n’étaient que des gens de commerce assez peu éduqués et ils n’avaient guère influencé son parcours —, comme une urgence qui avait semblé diriger son existence et que certains auraient pu prendre pour une maladie.
Josef souhaitait garder Eva le plus longtemps possible près de lui — à quarante ans, elle était particulièrement belle. Aussi avait-il abordé la situation avec bienveillance, pensant qu’écrire ou peindre ne pouvait que lui faire du bien et qu’il était vain de qualifier ces occupations artistiques de futiles. Et puis il avait embauché une dame du village pour s’occuper du linge et de la maison.

***

À l’époque de leur mariage, Eva Rafelson était déjà connue comme écrivain. Plusieurs de ses nouvelles avaient été publiées dans des magazines de qualité et avaient frappé les esprits à cause de leur pureté singulière. On peut citer L’esprit des rivières ou La cathédrale incendiée. Et puis un roman dont la presse s’était emparé, glorifiant son style authentique et sensuel, voire révolutionnaire.
Vies invisibles au cœur de la nuit n’avait rien de révolutionnaire, juste l’histoire d’un couple qui ne parvenait pas à avoir de descendance et qui se décomposait à l’aune de leur désir enfui. C’était l’écriture qui était différente, qui soulevait des images si poignantes qu’elle parvenait à éclairer le profond des êtres jusqu’à révéler leur vérité.
C’était avec ce même regard qu’Eva envisageait les fleurs du jardin ou les enfants jouant dans le pré ou les créatures qui traversaient le ciel avant de les faire émerger de sa palette. Les mots étaient comme les couleurs, ils lui paraissaient cependant plus rebelles, insaisissables, difficiles à dompter. Chaque phrase lui coutait énormément — elle l’avait confié lors l’un entretien qu’elle avait accordé à un journal local après la parution de son roman. Elle avait dit que chaque page arrachait de la substance aux parois de son cœur quand bien même le récit prenait forme en dehors de sa volonté. Ensuite elle n’avait plus voulu entendre parler de ces journalistes qui de toute façon « déformaient ses propos », manquaient de subtilité et ne pouvaient rien comprendre à la souffrance cachée au fond des gorges.
Il est confirmé que ses lecteurs attendaient beaucoup d’elle.
Son éditeur grisé par le succès ne cessait de la harceler, souhaitant battre le fer tant qu’il était brûlant. À lui tout seul il était pareil à une meute de loups prêts à se jeter sur n’importe quelle bête affolée propre à être consommée. Mais elle refusait obstinément de lui répondre.

***

Eva Rafelson avait-elle résisté à la pression ? Avait-elle arrêté d’écrire, elle qui avait tant aimé attraper son cahier à la tombée du jour pour le couvrir d’écritures fines et serrées à peine lisibles, se laissant emporter par le mystère d’un récit coulant du corps comme une sève ? Comment imaginer qu’elle ait pu se passer d’un pareil envoûtement ? Comment imaginer qu’elle ait pu sacrifier la poésie et lui préférer le travail sur la toile ?
Paula Grund affirme avoir noté un vrai changement dans leur correspondance — c’était environ un an après la sortie du livre.
Eva était devenue évasive, elle écrivait que les mots la brûlaient, qu’elle ne trouvait l’apaisement qu’en peignant des portraits d’enfants en robes rouges ou endormis dans leurs landaus. Et puis elle avait parlé d’une perte, de quelque chose qui s’était brisé. Paula avait cru à la perte d’un petit, l’enfant de Josef, en fait personne n’a jamais su. Là-dessus leurs échanges s’étaient raréfiés et Paula n’avait pas eu l’occasion de voyager vers le nord pour lui rendre visite.

***

Certains ont avancé qu’Eva Rafelson avait fini par dormir dans sa cabane au bord des saules, qu’elle avait complètement abandonné ses cahiers et que la peinture était devenue son alliée la plus sûre. Josef lui portait son courrier, ses repas – d’elle-même elle n’aurait pas songé à s’alimenter. Ses yeux étaient devenus très clairs, comme délavés. Sa peau fine, prête à se déchirer. Josef observait sa dernière toile, lui demandait si elle avait besoin d’un carnet pour prendre des notes. Lentement il s’approchait d’elle, caressait sa joue jusqu’au moment où elle faisait ce geste en direction de la porte pour qu’il la laisse. Parfois il tentait de la ramener à la raison, lui apportait une couverture plus chaude ou une tisane avec du miel. Toujours ce geste pour le libérer des contraintes qu’elle détestait lui infliger et qu’il interprétait comme une répudiation.
Non, elle ne voulait pas aller dîner chez Henrika ou rencontrer les Bergen. Non, elle ne voulait pas voir de médecin. Elle allait bien. Elle voulait seulement rester seule, à l’extrême, sur le fil tendu au bord de rompre.
Aucun détail n’a filtré des circonstances de sa mort.
Vies invisibles au cœur de la nuit vient d’être réédité en poche.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017 proposé par François Bon, Et si je vous dis personnages ? volet 5 « Fantôme de soi écrivain » à partir du livre « Écrivains » d’Antoine Volodine »
Il est proposé « d’inventer un personnage qui écrit, à l’extrême de soi… que ça nous emmène marcher seul… avec tout ce qu’on porte d’écriture non réalisée… »

3 commentaires

  1. jacqueline vincent

    Un personnage qui nous ramène à l’ART et à la difficulté de partager, pour l’artiste, sa passion.. Peinture, Ecriture… dans la solitude de la création. Je suis en train de lire une Biographie de Paul CEZANNE et ce texte pourrait s’adapter tout à fait à son histoire… Dans la forme et le style, il est intemporel et nous fait pénétrer dans les méandres d’une œuvre en gestation… Un temps en dehors du temps que tu connais aussi, Chère Françoise. Jacqueline.

  2. Un texte très fort!
    Une sensibilité au personnage, à ses pensées, ses réactions, ses humeurs pourtant si difficile à cerner.
    Une écriture qui nous donne l’impression que l’on connaît Eva et qu’on peut la comprendre.
    Un lien qui réunit les artistes sans doute.

  3. Beau texte, sensible et mélodieux.

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