Cycle d’ateliers avec Tiers Livre et François Bon intitulé « Un hiver personnages ». Deuxième proposition : « une accumulation où chaque silhouette est brièvement modelée en une seule phrase, comme les mains feraient de l’argile. Et ça, oui, par un principe d’accumulation, délibérément pour élargir le « répertoire » de matière brute qui nous servira progressivement pour les récits à développer ». En savoir plus ici.
Celles qui n’en avaient que faire des mots Celles qui n’en avaient que faire des promesses Celles qui avaient les mains gercées à force de frotter le linge et de laver les légumes avec l’eau du puits Celles qui venaient de familles de laboureurs et qui portaient des bas de laine et des robes sombres Celles qui se pliaient à la tradition, avaient pourtant des yeux qui brillaient, d’un noir si affûté qu’ils semblaient se planter droit devant avec la volonté de ne jamais se détourner
Celle qui rêvait d’une robe rouge
Celle qui confectionnait des balais avec des branches de genêt toutes de la même longueur et ficelées grossièrement
Celle qui passait par les maisons pour proposer son beurre
Celle sur la photo qui a de l’aplomb, les deux pieds campés dans la terre, et sans doute qu’elle ne craignait pas de marcher à travers les landes inondées de brume ou brossées de vent, et même qu’elle ôtait ses chaussures pour ne pas les user Qui était bien aimée d’Angélique P., femme que j’ai fréquenté jusqu’à ses 106 ans et demi et qui parlait si bien des jardins et des filles qu’elle avait connues quand elle était jeune et qui toutes étaient parties sous la terre comme elle disait, toutes nées dans ce petit coin de pays en bordure d’océan là où il n’y avait pas de villes, rien que des villages et des bourgs avec le marché un jour par semaine et quelquefois une foire aux bestiaux ou une fête de la mer avec les bateaux qui faisaient la navette entre le port et l’île en face Celle dont il ne reste pas grand-chose sinon deux clichés réalisés dans le studio du photographe à l’occasion de ses vingt ans et de son mariage Celle à qui je ressemble m’a-t-on dit, du moins en carrure et en tempérament
Celle qui avait dû aimer la splendeur des grands arbres de la côte alors qu’ils traversaient le siècle sans qu’on les tracasse Qui se laissait émouvoir (enfin je crois) par les clameurs du vent d’ouest, par la venue des fleurs au verger Qui aurait aimé écrire des poésies mais elle n’avait pas d’encre ni de cahier, de toute façon elle n’y avait jamais cru suffisamment pour le faire
Celle qui s’aventurait sur le chemin des écluses et cueillait des fleurs de marais, les serrait fort en bouquets pour les vendre Qui défaisait sa chevelure et rêvait de dentelles et d’amour, ayant eu vent que de tels sentiments pouvaient exister et entraîner la fièvre, quand elle arpentait le môle et croisait les pêcheurs aux manches retroussées et aux airs délurés (ils étaient nombreux à cette époque-là à posséder des bateaux et à sortir en mer avant l’aube)
Celle qui n’était finalement pas si jeune quand elle avait pris mari (urgent d’accepter le premier parti venu sans trop faire la fine bouche sinon elle allait rester seule), un certain mois de janvier avait livré un petit garçon au monde qui porterait le même prénom que le père et ne s’en était jamais remise
Celles qui étaient loin d’être stupides même si elles n’avaient pas étudié ni lu le moindre livre Celles qui avaient vécu la guerre Celles qui auraient sûrement préféré un peu de richesse matérielle à n’importe quel serment d’amour (les pauvres n’avaient connu ni l’un ni l’autre, pas même possédé un col brodé ou une paire de gants en peau) Celles qui ont servi un mari toute une vie sans broncher Celles qui ont résisté longtemps avant de céder Celles à qui ça a coûté la vie Et celles de l’autre famille plus loin dans les terres qui se laissaient dominer par les hommes elles aussi, pas leur mot à dire, et qui s’échinaient dans les tâches obscures et soignaient les bêtes et sarclaient les rangées de choux Celle qui s’en était sortie (je me demande comment), à priori grâce au curé qui avait repéré ses facilités à l’école et qui en avait parlé à son père si bien qu’elle avait eu plus de chance que ses sœurs Qui avait fait des années de pensionnat Qui avait tenu bon Qui avait appris mille poèmes et chansons par cœur (aujourd’hui un seul mot enclenche chez elle la venue d’un ou plusieurs couplets) Qui n’a jamais pu oublier l’enfant mort Qui a bien caché son chagrin
Toutes celles dont je devine les visages, Marie Gilberte Clotilde Simone Thérèse Eugénie Joséphine, ce jour-là elles se donnent le bras et avancent dans l’allée sous les arbres en sautillant et en chantant, joie et insouciance, on dirait des petites filles, et puis l’une d’elles se retourne et semble me faire signe, « Viens, suis-nous. On y va. », toutes corps jeunes et alertes, cheveux ébouriffés, robes claires.
Photographie : 1947, photothèque familiale
quel beau texte Françoise de celles qui ont préparé notre futur d’aujourd’hui.
Comme on peut les aimer et parler d’elles comme tu le fais.
Toutes ces femmes anonymes et discrètes qui ont laissé trace dans notre coeur et notre âme.
Tu en parles si bien…
Oui aimons-les ces femmes et gardons-les intactes en nous.
Toutes nous nous sentons femme et libre plus que jamais… grâce à nos anciennes. Elles ont souffert et nous ont donné l’exemple de la liberté. Ne les oublions pas.
Belle « accumulation », un terme qui semble injurieux pour cette galerie de femmes, différentes mais si semblables, finalement. Une douceur nostalgique!
Magnifique! Émouvant ! Une belle histoire de femmes et de liens familiaux…
Destinées de Femmes qui ressemblent à nos Mères… qui sommeillent sur une photo dans le tiroir de la commode…Mais ce texte me ramène aussi à « Femmes dans l’herbe » ton ouvrage qui nous guide sur les chemins de ton enfance où je te rencontre à travers le portrait de l’héroîne qui rassemble tous ces visages et toutes ces vies qui ont bâti la tienne.
Chantal Angogna a traduit exactement en mots mon sentiment face à cette photo et ce texte, indispensables compléments. Merci à elle… et à toi !…
Trop fort ce texte … si vrai, il parle à mon intime.
A te lire on dirait que tu l’as vécu. Il ravive des souvenirs de jeunesse et du vécu de mes deux grandes sœurs. Cette vie si dure forgeait des tempéraments hors du commun dans la droiture du travail accompli, pas de place aux sentiments, parfois au défoulement et à la gaieté lors des fêtes de conscrits au village.
Merci à l’atelier de François Bon de m’avoir guidée vers ce texte qui rassemble en quelques lignes autant de visages nichés dans ma mémoire d’une façon ou d’une autre…
Merci à vos commentaires précieux et riches qui donnent à les voir mieux et les font vivre…
Citer ici les mots de Barbara Glowczewski , empruntés à son livre « Les rêveurs du désert » (une proposition d’Andrew)
« Nulle part ailleurs que chez les Walpiri je n ai eu avec autant d évidence la sensation » d être femme ». Sensation à la fois organique et mentale, située au plus profond du corps et loin au-delà, béatitude extrême et douleur paniquante. Ce fut l expérience graduelle d un désagrément d identité qui me fit perdre le sentiment d’être individuellement une femme et même un individu tout court. […]
Il est vrai que le corps des femmes aborigènes racontait la force de la reproduction : corps abîmé par les grossesses et la vieillesse, empâté et creusé par la sédentarité et la mauvaise nourriture, pétri par le vent, la pluie et le soleil, gravé par les maladies et les blessures rituelles ou les accidents, corps travaillé par le temps qui renvoyait à une certaine image de la mère, souvent universelle mais dont souvent nous nous défendons.
C’est la mère qui se mue en ogresse, bouche qui avale, vagin qui absorbe, ventre qui digère, matrice qui transforme, cette mère dont nous venons et qui virtuellement est là en nous comme un destin, celle à qui nous ne voulons pas ressembler et qui nous hante comme une répétition fatale, celle dont nous aimerions nous détacher mais qui nous fait mal… »
(Barbara Glowczewski est sans doute la première anthropologue à avoir partagé la vie d’une communauté de femmes aborigènes, les Walpiri de Lajamanu dans le désert central d’Australie)
C’est fort. C’est chaud. C’est glaçant. C’est écrit. C’est pensé. C’est criant de vérité…
Quel beau texte qui raconte la femme éternelle. Courageuse. Volontaire. Combattante. Tu mets en mots cette mémoire vive, us et coutumes révolus, ce qui compte de leurs destinées à Elles, inchangé depuis vingt générations. Les activités de celles qui nous suivent n’ont plus grand chose à voir avec cette existence-là. Nous-mêmes sommes au noeud de toute l’affaire, devenues femmes au moment de la cassure, de l’éclatement, de la bifurcation vers un autre monde.
Notre rôle est aussi de faire le lien…
arrêt sur image zoom en suspens flipper chaotique
« ils sont justes vivants à ce moment-là »
je pense à San Romano de Ucello…
le choix de L’entrée du Christ magnifiquement dégorgé ici film bruissant de « cette rumeur sourde », « une sorte de gémissement » dépiaute formidablement la bande-son
quid de « leurs besaces et quelles histoires dans leur cerveau »
flot torrentiel d’une écriture magistrale guidant notre regard, chaque vignette isolée redéfinissant les instants éparpillés du puzzle, découpage jouissif
« comme un couteau dans le flot des gens »
un souffle littéraire époustouflant
osons pinailler sans outrecuidance ici
à l’arrière du peloton soldatesque la question peut-être (ou pas) de Ensor (souvent lui-même identifié au Christ)
« Ayant trouvé un ânon Jésus s assit dessus »(Jean 12-14)
et/ou
« Ils ont tous des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n’entendent pas » (Matthieu 13-13)
agenouillés dévotement vénérons James Ensor et Françoise Renaud