texte écrit autour de l’idée d’un seul et unique livre qui resterait avec nous jusqu’à la fin…
Désormais l’âge la prend, elle sait qu’il est temps, elle sait qu’elle doit décider, partir, s’extraire de la vie quotidienne pour l’ultime vie. Aborder le dépouillement. Lâcher l’espérance du terrestre. Elle regarde le grand jardin autour de la maison dont l’homme s’occupait, ratissait avec soin les allées. S’en détache. Pense au grand jardin de montagne dans lequel elle veut se perdre.
Ubasute. Elle connaît la pratique mythique. Elle la réclame à son fils à présent, en silence. Depuis plusieurs mois elle y pense. Mais il y a les livres autour d’elle, beaucoup de livres, des couvertures du noir dense au bleu pâle en passant par le blanc. Des murs de livres. Et ce sont eux, les livres, qui la retiennent encore.
Elle en prend un, puis un autre. Elle veut n’en choisir qu’un seul. Elle veut qu’il contienne tout ce qui a compté : la beauté des fleurs, l’intensité du blanc de la neige. Elle veut qu’il contienne toutes les sortes de vents et de parfums, les odeurs piquantes des émotions, l’amour de la mère pour le fils, l’acéré de la solitude. Elle veut qu’il contienne les bruits de la terre du levant au couchant et les chants de la nuit après une soirée chaude. Quand elle aura trouvé le livre, elle pourra le dire au fils, fixer le jour avec lui. Une promesse qu’il doit lui faire parce que la vie la quitte chaque soir un peu plus. Et elle sait où elle veut qu’il la conduise, elle a repéré le lieu, elle le guidera quand il la prendra sur son dos avec le livre qu’elle pourra serrer dans ses mains. Et le jour est arrivé. Elle est sur son dos. Ils avancent sur le flanc de la montagne. La vie d’ici-bas s’épure, se tasse dans la vallée, demeure avec les hommes et les femmes des villages. La mère et le fils qui la porte s’élèvent, atteignent rapidement le seuil de la neige et reconnaissent la cabane dans la fissure au bord de la forêt. La nuit sera dense et froide. Ensuite il partira.
Dernière station. Deux randonneurs marchent dans la neige fraîche. Ils sont bien équipés pour le froid. Ils ne vont pas la remarquer, elle couchée sur le lit de branches, ensevelie. Ils voient juste le livre posé sur le banc à l’intérieur de la cabane. Un livre là, inattendu. Ils en reviennent au commencement du livre après avoir lancé le feu pour se réchauffer. L’un d’eux décide d’en faire lecture à l’autre dans la lumière des flammes. L’un tourne les pages du livre tandis que l’autre nourrit le feu de bûches jusqu’à la toute fin de l’histoire.
Photographie ©Françoise Renaud, au jardin, 2024
je rêve. C’est beau.
Me faut trouver le livre, un faux fils pour me porter, le laisserais choisir la montagne
Mais faut trouver Le livre parmi eux. (sourire)
Témoignage très émouvant.
Le fils accompagne sa mère jusqu’au bout de son voyage terrestre.
C’est bon de rêver au départ. De l’apprivoiser. Et ton texte se rapproche d’une histoire qui te plaira :
« Quant aux Babayagas, a expliqué le père de Julie, la costumière au nom très russe, on raconte que l’usage était d’embaumer comme se pouvait les corps des chefs et des cheffes et de les installer pour l’éternité dans les arbres, dans de petites cabanes bricolées à cet effet. La terreur d’un voyageur égaré tombant nez à nez avec la momie richement parée aurait fait le reste. » Autrement dit : cinq légendes circulent sur la Babayaga, et je crois qu’elles forment une façon de millefeuille sédimenté, comme ceux que les vendeuses obstinées laissent trop longtemps (plusieurs jours, vraiment) dans les vitrines des pâtisseries.
27/11 [SÉDIMENTATION] (Journal d’un mot, an II)
excellente histoire qui me va bien, moi géologue dans ma première vie
et bien sûr que le mot « sédimentation » me parle énormément !
Très beau texte d’une grande profondeur, c’est l’acceptation du départ avec sérénité puisqu’il y a le fils et le livre qu’elle a choisi. La lecture de l’histoire continue sa vie.
Merci Françoise.
Encore un très beau texte ma chère Françoise
c’est l’acceptation du départ que tu sais très bien nous faire comprendre avec tes mots
comme d habitude quel plaisir de te lire
je t embrasse très fort Martine
Je comprends la fascination de ce petit trésor qui reste toujours là près de moi…une méditation sur la vie, les mots et la mort liés à jamais et qui nous relient désormais. Jacqueline.
Mais au tout commencement, avant le livre d’Isabelle Gutierrez, il y a eu « La ballade de Narayama », un texte découvert dans mes 20 ans quand j’étais secoué par ma fascination pour le Japon…
ce petit livre habite toujours dans ma bibliothèque, un pauvre petit livre tout jauni et abîmé en poche, si indispensable…
Le chemin parcouru, même sans le fils… le fil de la vie jusqu’au bout avec le livre.
Beau texte Françoise
Vos textes me transportent tous autant les uns que les autres…quelques mots seulement mais qui disent bien plus que les quelques lettres qu’un oeil pressé lirait sans s’arrêter, sans frôler, sans caresser du bout des lèvres. Vous êtes et resterez une grande source d’inspiration, à tous les niveaux…
Ubasute, ce chemin main dans la main, des mots pour le dire, merci Françoise, c’est beau.
c’est beau une fin de vie comme ça
oui je trouve aussi…
une tradition japonaise, sujet du livre de Fukasawa que je citais plus haut « La Ballade de Narayama » paru en 1956… longtemps que je l’ai dans ma bibliothèque
merci d’être passée, amie Chantal