TERRAIN FRAGILE octobre 2025 – journal de saison

mercredi 1er octobre
Il n’y a pas d’interruption d’un mois à l’autre, seulement un fil ténu mais tenace qui traverse les heures et me reconduit naturellement au carnet de notes ou à l’écran. Un peu comme une respiration. La poitrine monte et redescend. Et l’âme du poète raconte et puis se tait.
« Le temps qu’une pomme tombe du pommier, mille astres sont morts, mille astres sont nés. » (emprunté à Claude Roy)

jeudi 2 octobre
désormais je reconnais ma maison de loin | je reconnais la courbe des arbres qui l’entourent | je reconnais les plantes qui peuplent le petit jardin à l’avant, les verveines et les sauges fleuries en abondance avec l’été indien | je reconnais celui qui ouvre la porte le matin et repousse les volets | le monde autour est peuplé d’êtres sauvages et peu de voitures circulent aux environs | je reconnais l’horizon et la forme des nuages du haut du petit observatoire qui occupe le coteau | je dispose des fleurs dans l’entrée quand on attend quelqu’un | je reconnais ce qui arrive en cet espace neuf

l’horizon s’éclaire
comme une lueur puissante
au ras de la terre

vendredi 3 octobre, sur la route
Roulant vers l’Ouest, une pluie tenace m’accueille à rejoindre l’océan gris et bousculé. Je retrouve ma petite mère, un peu plus fragile à chaque fois, un peu plus tassée entre les épaules. Elle a mis son ensemble rouge pour m’accueillir. Le soir on me donne des nouvelles rassurantes de Mona la poule rousse. On y verra plus clair demain.

samedi 4 octobre, bourg de Sainte Marie, côte de Jade
Le marché est plus modeste qu’en été mais on y trouve du beau poisson, d’excellentes rillettes de saumon, de la brioche qui a le goût de l’enfance. Aussi des magnifiques bouquets de fleurs de saison. On y embrasse quelques amis. De fortes rafales de vent nous étourdissent. Ma petite mère s’accroche à mon bras. Elle est moins solide qu’avant, ne cesse de répéter que c’est l’effet du temps sur elle et que je refuse de le voir.

dimanche 5 octobre

café brioche  
ses petits bruits de bouche
encore la vie

Bientôt les cloches de l’église vont rassembler les chrétiens. Elle se rendra à la célébration et priera pour tous ceux qu’elle connaît. Je me demande ce que veut dire pour elle le mot prière. Pendant ce temps-là, je descends à la plage. La mer est basse. Un monde vierge m’attend.

lundi 6 octobre, Bretagne
Encore un peu de temps à fréquenter ces rivages, à chercher d’où vient l’eau, à observer ses minuscules circulations autour des coquillages et des corps de pierre.

mardi 7 octobre, Bretagne
Une journée belle au ciel et forte en émotions. À l’approche du soir je reçois un message. Lio a quitté ce monde. Je suis sous le choc. Lio est mon éditeur et ami depuis vingt ans. Un tourbillon en moi, tout continue pourtant. Demain je repars vers l’intérieur des terres. Je penserai à lui tout au long du chemin. Il venait des marais de Vendée, il aimait plus que tout l’horizon marin.

mercredi 8 octobre, en route vers le Limousin

Lio n’est plus
oscillation  des paysages
son visage habite mon voyage

jeudi 9 octobre, les Fougères
Retrouver la maison et les êtres qui habitent la maison m’apaise. Je tente de reprendre mes marques, doucement, au rythme d’une pluie minuscule qui imprègne la terre et l’herbe. Les fleurs ont explosé dans les massifs avec l’été indien, folie chez les dahlias et les sauges.

vendredi 10 octobre

ô sacré de la vie
précieux comme le sang
nous n’avons que l’amour

L’été indien se poursuit, le ciel est admirable. Ma poulette semble guérie. Je me réjouis de la voir à nouveau fouiller terre et feuillages accumulés sous les cytises. J’écoute Ahn Mat et ça résonne en moi. Il dit : « Écrire, c’est consentir à disparaître un peu, c’est laisser le langage respirer à notre place, alors les choses, les moindres, se mettent à luire doucement ». Et je crois que nous avons pleuré ensemble au téléphone, la fille aînée de Lio et moi.

samedi 11 octobre, Les Fougères
Je demeure au jardin dans la lumière, travaillant une portion de terre pour y planter des bulbes, des agapanthes et des touffes d’érigéron, plante appelée aussi vergerette ou pâquerette des murailles — tout ça offert par mon amie de Bretagne. C’est tout ce que je réussis à faire.

dimanche 12 octobre, Saint-Gaultier (Indre)
La brume était tenace quand j’ai roulé jusqu’à cette petite ville pour un salon du livre. À chaque fois, un pas de plus dans mon implantation en ces nouveaux pays entre Limousin et Berry. À noter quelques rencontres pleines de promesse.

lundi 13 octobre, Les Fougères
Fatigue qui envahit, images qui obsèdent. Il faut prendre le temps d’absorber les disparitions même si elles ne sont que physiques.

repères du matin
soleil doré jaillissant
l’automne existe sans nous

mardi 14 octobre
Brume et vent froid. D’un jour à l’autre on dirait une autre saison. Je dois préparer ma rencontre de jeudi. Impossible d’écrire ces jours-ci, je ne fais rien de bon.

mercredi 15 octobre, Guéret
Contrainte à un petit séjour en salle d’attente, je consulte mon téléphone et découvre l’article de Philippe notes d’atelier #3 où il rapporte des réflexions de Flaubert sur l’écriture. « Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. » (14 octobre 1846). Ou encore. « Je vais tâcher, cet hiver, de travailler assez violemment. » (14 juillet 1847).
Il faudrait que je me propose la même chose.

jeudi 16 octobre, Le Grand Bourg
La bibliothèque a regroupé des amis autour de Carnet de Murmures et j’ai pu évoquer Lio, le travail accompli ensemble pendant vingt ans autour des livres et son amour de l’Art. On a regardé le montage photographique Quatre saisons composé pour l’occasion, sorte de promenade en écho à l’écriture du livre. Après, on a mangé des figues fraîches des Fougères.

samedi 17 octobre
Le vendredi s’est perdu dans les entrelacs de la nuit et dans la confusion des pensées. Peu importe, j’ai accueilli ce jour qui a commencé avec une belle intensité lumineuse et l’ai laissé couler. Le jardin est recouvert d’une rosée qui scintille. Plus tard, assise sur le coteau au milieu des écorces, j’ai observé mon premier vol d’oies sauvages de l’année. La migration a commencé.

d’un jour à l’autre
des surgissements d’images
de lui, du monde

dimanche 19 octobre, Les Fougères
Lydie est venue chercher un panier de figues. Elle adore ce fruit. Nous parlons de la beauté qui nous entoure et nous évoquons la tempête annoncée. Bien peur que l’opulente cargaison du figuier ne résiste à l’épisode. Il est temps de faire des confitures, de profiter de cette chair rouge violacée qui fond dans la bouche.

lundi 20 octobre
La pluie menace, le ciel tourne au noir. Je sors tout de même faire quelques photos, parcours le jardin sous la pluie avec le sentiment qu’elle purifie mon regard et me lave des ténèbres.

mardi 21 octobre
Je traîne au lit avec une tasse de thé et les pieds sous la couette, posture propice à la lecture, à l’épistolaire et à l’écriture. Et, parcourant le blog de Philippe, j’apprends que Winston Churchill suivait la même pratique : »Il traînassait pendant trois heures et demie à lire les journaux, faire sa correspondance et travailler… » (d’après Warren Ellis, newsletter septembre 2025), sauf que chez lui le whisky remplaçait le Earl Grey. Je m’en tiendrai à ma routine personnelle tout en partageant une part de sa mélancolie.
Comme par magie, j’ai retrouvé mes hommes du Nord pour quelques heures (travail en cours).

Et puis Linagred d’Hammersøil et sa femme Gundveld étaient devenus vieux,
plus vieux qu’on ne l’avait jamais été dans cette partie éloignée du monde des nantis.
Bientôt parvenus au terme de leur existence, ils avaient profité de leur généreuse descendance,
les contemplant d’un regard bienveillant, de même tous les gens comme s’ils les avaient engendrés dans leur chair.
C’est alors qu’étaient survenus des épisodes tragiques, ère de tempêtes et de cataclysmes
qu’ils désigneraient plus tard sous le nom de Grand Désarro
i.

Oui, c’est à cette époque que les choses avaient commencé à se détraquer,
un peu comme s’il s’était répandu depuis le ciel une clameur immense capable
de perturber les esprits et de chambouler le climat et les habitudes.

Et il s’était insinué dans le cœur de chacun une dose incontrôlable d’incertitude et de terreur.

mercredi 22 octobre

vaste talus d’herbe
au-dessous la terre noire
le cœur dans la poitrine

jeudi 23 octobre
Jour de tempête, ça souffle fort dans les arbres. Je me demande où vont les oiseaux. Dans la nuit, une certaine peur s’insinue dans mon corps et dans mon cerveau, réminiscence de l’épisode cévenol de 2014. Le corps n’oublie pas, il tremble et renâcle, puis il revient à la raison.

vendredi 24 octobre
Je prépare un guacamole et une tarte avec les légumes du jardin, mets du vin blanc au frais. Des invités ce soir.
Le temps s’est bien calmé. J’entends à nouveau les oiseaux dans les grands arbres derrière la serre et je ressens comme de la douceur alors que le monde est recouvert de feuilles mortes.

samedi 25 octobre
Coups de fusil dans un bois proche sous la pluie incessante. Que peuvent-ils bien chasser dans ce pays où une sorte d’équilibre semble établi entre les hommes et les bêtes ?… enfin, il me semble.

d’un jour à l’autre
geste d’une lenteur fervente
observer et noter

dimanche 26 octobre
Le changement d’heure m’apporte une heure supplémentaire pour écrire. Brusquement je me souviens de cette mésange bleue égarée dans mon bureau que j’ai dû guider vers le dehors. C’était il y a quelques jours. Elle était si jolie, si délicate.

lundi 27 octobre
Allez savoir pourquoi j’appelle mon amie Gwenn. Elle est en Trégor (Finistère Nord) en train de visiter une maison. Il y a eu tellement de vent ces dernières heures que des navigateurs ont chaviré. Elle évoque Ricardo Cavallo qui habite le village, un artiste qui peint ses toiles dans une grotte accessible seulement quand la mer est basse. Il note sur ses doigts les pics de marée.
« Un tableau, c’est une question de vie ou de mort, tout simplement… J’ai cru qu’avec la peinture, on pouvait saisir quelque chose de cette beauté qui autrement nous échappe. »

(Barbet Schroeder a réalisé un film autour de lui, Ricardo et la peinture : présentation ici)

mardi 28 octobre
Des bandes d’oiseaux traversent le champ d’en face en criant. Sans doute trouvent-ils dans cette terre où des tournesols ont poussé tout l’été, de quoi se satisfaire, et ils manifestent leur contentement sans limite.

mercredi 29 octobre
Le vent revenu pousse de lourdes nuées grises par-dessus les forêts.

jeudi 30 octobre
Enfin une journée ensoleillée qui fait du bien. Grande joie à remplir un panier de figues et à contempler les fleurs. Comme un jeu.

vendredi 31 octobre
Jacqueline de Brissac m’a envoyé le dernier élan d’un poème de René-Guy Cadou. Je le trouve si beau…

ô temps charmant des brumes douces,
des gibiers, des longs vols d’oiseaux.
Le vent souffle sous le préau
mais je tiens entre paume et pouce
une rouge pomme à couteau.
    

Photographies ©Françoise Renaud, octobre 2025

15 commentaires

  1. (de la part de Jacqueline de Brissac…)

    Elle écrit : « merci pour tant de choses simples, profondes, authentiques.
    J’ai moi aussi perdu dernièrement un ami, un frère.
    j’ai écrit pour lui Il est toujours là, celui que nous aimons
    il est toujours là, celui qui nous aime
    Il sera toujours là avec sa force particulière, sa sensibilité immense, son amour sans limite.
    « Adishatz t’oublidarem pas jamaî. »

  2. Ce « sans nous » des saisons m’aide à vivre depuis de nombreuses années. Depuis un matin d’avril… Mes condoléances pour cette perte de ce précieux monsieur Lio. Sa confiance demeure en toi.

  3. Chaque début de mois j’attends les récits de l’âme du poète, son vécu partagé en deux terres bien différentes surtout par les liens familiaux de part et d’autre. Et puis la dureté de la vie qui s’en va ! le choc… et les souvenirs désormais.
    Toujours les photos incroyables qui m’épatent… même le sable a pris des couleurs d’automne. Bonne santé petite poule rousse. Merci Françoise

    • Contente que tu reviennes sur les images… elles sont très importantes pour moi, elles me proposent un rythme, une palette, venant s’intercaler entre mes bribes de textes et dans mon quotidien…
      et bien sûr que je continuerai à donner des nouvelles de la petite Mona…

  4. Jacqueline VINCENT

    L’automne avance dans le flamboyant et les ocres, dans une certaine mélancolie aussi. J’entends au fil des jours l’arrivée de ce mois de Novembre où le souvenir de ton ami éditeur s’installe mais aussi une mère qui se courbe, l’humidité qui pénètre, l’énergie qui s’envole comme les feuilles pour laisser place à une certaine langueur. Il sera bientôt temps d’hiberner et de reprendre des forces pour « Retrouver le goût des fleurs »…
    Décidément, j’aime beaucoup l’automne…

    • moi aussi j’aime l’automne
      et je suis presque sûre que tu iras te replonger dans ce journal, relire certains passages, happer quelques images Je voudrais cette page comme un lieu dans lequel on aime se rendre et traîner un peu… comme on le fait dans un jardin…
      Les fleurs ce n’est pas demain. Pour l’instant je profite des dernières qui vont sortir encore un peu plus abîmées de l’épisode de pluie du jour.
      Les journées alternent, l’une belle, l’autre humide. La nature est encore forte en cet automne. Il n’y aura que cette passerelle de l’hiver qu’il faudra franchir pour retrouver le goût du nouveau…
      à bientôt, chère amie Jacqueline

  5. Juliette Derimay

    Toute l’importance de la simplicité, la beauté du tranquille, tout regarder en face jusqu’aux plus petites choses, précieux ton journal pour «communauter» Et pensées pour toi qui porte les souvenirs de monsieur Lio

  6. Je t’imagine et te comprends bien… faire son deuil n’est pas une mince affaire…. l’automne est là et tu y puiseras de l’énergie pour te remettre en selle…
    Demain je vais voir ta « petite mère « , déjeuner et passer l’après midi avec elle. Les oreilles vont te siffler…

  7. Empêtrée dans mes problèmes de santé, d événements imprévus j ai occulte la perte de ton ami Lio…. Je te demande de m excuser et te présente mes condoléances ma belle amie.
    Nous en parlerons longuement à la fin du mois…..
    Hâte de te voir et merci pour ces belles pages toujours émouvantes qui résonnent en moi.

  8. Un mois passé, à rapides sauts et gambades, rapides mais non sans profondeurs (ou même gouffres), et puis des ralentis, des apesanteurs dans le ciel ou les photos de fleurs, la découverte d’un artiste, Ricardo.
    Merci.

  9. Un mois passé, à rapides sauts et gambades, rapides mais non sans profondeurs (ou même gouffres), et puis des ralentis, des apesanteurs dans le ciel ou les photos de fleurs, la découverte d’un artiste, Ricardo.
    Merci.

  10. Charmant éphéméride qui rend ta présence sûre. Et ces photos, qui sont des tableaux fondus… Yes, Ma’am;c’est du nanan!

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