TERRAIN FRAGILE décembre 2025 – journal de saison

lundi 1er décembre, Les Fougères
Le crépuscule était impressionnant hier soir. Je suis restée à attendre l’obscurcissement des couleurs, épiant les derniers claquements d’ailes et les rares passages de voitures sur la route au lointain. Le châtaignier était silencieux, majestueux, en attente lui aussi… ça sentait fort la vie et la solitude.
Ce matin tout est changé, si lumineux. Le givre scintille sur la prairie et sur les margelles du bassin.

au soleil levant
interstices et replis givrés
l’herbe est diamant

mardi 2 décembre
Hier midi Mona est morte. Je n’ai pas pu l’écrire sur le moment. Mona avait réussi à se remettre d’un pépin digestif il y a quelques mois et elle avait fait sa mue d’automne. Elle était si jolie avec sa queue retroussée, si vivante. Nous chantions ensemble tous les soirs quand j’allais fermer le poulailler. Je prenais quelques minutes avec elle, émettais des sons dans sa tonalité préférée. Elle écoutait, répondait. Depuis trois jours elle ne mangeait rien, je l’avais bien vu, le mal l’avait reprise. Cette fois je n’ai pas réussi à la sauver. Elle repose sous le couvert des feuilles rousses dans le petit bois derrière la maison.
J’ai raconté l’histoire à ma petite mère qui s’étonne de me voir si attachée à mes animaux, même à mes poules. Mona va me manquer.

mercredi 3 décembre
Écrire un poème, c’est comme un écartèlement du rideau de chair. À chaque fois, à chaque jour, une nouvelle observation du monde.

attraper au vol
oiseaux et folles pensées
les choyer

jeudi 4 décembre
Il y a eu une éclaircie au milieu de la pluie. J’ai été faire une promenade et j’ai lâché les belles dans la prairie. Heureuses et gorgées de soleil, elles ont secoué leurs plumages et se sont proposé toilette mutuelle comme si elles n’avaient jamais existé que toutes les deux dans cet enclos et dans ce vaste monde. C’était à la fois drôle et tendre. Assister à leur manège m’a fait du bien.

vendredi 5 décembre
Lu ce matin le post de Philippe C. intitulé Nos chevaux sauvages où il donne des nouvelles de son combat pour vivre. Maladie en rémission et joie véritable de l’apprendre. Il évoque les mots de Marianne Faithfull à Mick Jagger suite à un coma de six jours en 1969 : « Wild horses couldn’t drag me away » – « Même des chevaux sauvages ne pourraient m’arracher d’ici ».

au point gris du jour
écrans des collines
va loin la route

dimanche 7 décembre
Temps très doux sous un ciel gris. La maison est silencieuse. Une vie simple suit son cours.
Je ressens la fatigue d’une journée riche en rencontres sur un marché de Noël et d’une soirée de danse avec les amis de Neyrat, le village d’à côté. Improvisations sur des musiques des années 80. Ce n’était pas prévu au programme mais qu’est-ce qu’on s’est amusés !

lundi 8 décembre

vert et jaune mêlés
le mouillé sur les feuilles
c’est un grand chêne

Je cours après ma matière d’écriture. Celle qui est déjà là dans mon paysage, je la chéris, elle est à ma portée. L’autre matière est enfouie comme un trésor sous l’eau. Il faut plonger, pratiquer l’apnée pour l’atteindre. Entraînement, rigueur, persévérance.

mercredi 10 décembre
Une journée grise succède à une nuit au ciel magnifiquement étoilé. Alternances rapides selon l’avancée des perturbations depuis l’ouest. Elles agissent sur l’humeur, tirent comme un rideau de mélancolie.

jeudi 11 décembre
Ce matin je reçois la lettre d’Annick B., amie d’écriture, qui parle de transformation, de ce qui change à grandir, à traverser la vie sans qu’on s’en aperçoive. À propos de la peur, elle écrit :

 » se délester
des minutes
esquivées
oubliées
méprisées
ranimer la panthère
en soi « 

Tout de suite les derniers mots font écho en moi. Je les fais miens.

vendredi 12 décembre

au matin de brume
on n’a pas peur des bruits
ni des loups

Je suis saisie par la vitesse à laquelle le temps passe. Si nous ne numérotions pas les jours, si nous n’avions ni agendas ni calendriers, sans doute que l’impression serait différente. L’écriture du journal redonne de la lenteur à l’espace où se déroule la vie, par sa régularité et son exigence.

samedi 13 décembre
Me reste en tête l’atelier de peinture de Marie Duvillet, visité jeudi dans la belle maison des Patrimoines de Bénévent-l’Abbaye. Un travail du sombre à la couleur, acrylique sur toile, collage et mouchetis de lave éveillant jusqu’à l’intime du peintre. Personnages longilignes et structures verticales très marquées entre ville et forêt.

dimanche 14 décembre
Alba a décidé de tenter l’aventure hors de l’enclos. Elle vient taper du bec contre la fenêtre de mon bureau et je dois la raccompagner avant qu’elle ne s’égare du côté du chemin. Son corps et son plumage blanc sont bien plus beaux depuis que je la nourris.

lundi 15 décembre

nuit tombée vite
arbres noirs sur le sombre
bientôt les étoiles

Encore un temps qui a échappé à ma conscience. La nuit, déjà. Dans cette zone peu habitée, on éprouve fort le noir et la phosphorescence des étoiles, surtout quand la lune descend. Pas de lumière de ville, pas même le néon municipal.

mardi 16 décembre
Annie me rappelle que nous en serons bientôt au solstice d’hiver, la nuit la plus longue au mi-temps de l’année. Une promesse du retour de la lumière et de la vitalité. Yule en viking : fête païenne célébrée par les peuples celtes et germaniques avant l’ère chrétienne. La bûche qui brûle jusqu’au matin est un bon présage. En Cévennes l’ami Bernard déposait chaque année sur le pas de la porte une bûche sur laquelle il avait gravé et peint des signes et des mots.
Philippe C., lui, parle de L’Arbre d’or qui surgit de la brume dans la forêt de Brocéliande (une œuvre de François Davin après le terrible incendie de 1990). Le châtaignier calciné a conservé ses deux branches pareilles aux bois d’un grand cerf, désormais recouvertes de 5000 feuilles d’or.

mercredi 17 décembre
La figure du cerf et de sa ramure habite mon imaginaire — encore plus depuis que j’ai lu le livre de Claudie Hunzinger Les Grands cerfs et qu’Annie m’a réveillée sur le sujet. Tressaillements du grand corps puissant, noir ébène des yeux, museau brillant de bave. Je chéris cette figure comme celle de l’ours, du renard et du loup. Je suis définitivement passée de l’autre bord, côté sauvage.

jeudi 18 décembre
Écrit ce texte pour Annick Brabant qui souhaite des écritures amies sur son blog Faire mot. Elle proposait de s’emparer d’un souvenir, d’une saison qui se brise.

« La saison est bousculée, ses frontières mouvantes, ses décors indécis. Est-on en automne ou en hiver ? L’herbe s’est tue mais certains arbres hésitent. Je ramasse des framboises en décembre. J’observe le ciel qui ceint l’horizon et relie la planète au cosmos, à la grande folie de l’espace. Quand vient la nuit, le noir est intense et les étoiles brillantes. Aucune pollution nocturne. Je contemple et cherche à comprendre. Et à chaque fois j’en reviens à la terre, à sa matière qui me reconduit vers la naissance, la famille et mes petits morts. Mon attachement dépend de ce terreau et si le lien venait à se rompre, alors la vie en moi se tarirait. Je ne peux demeurer en suspension comme une paramécie, une hydre, une algue rouge. Il me faut le gras de l’humus sous les pieds, le déversement des feuilles qui frissonnent dans le vent qui balaie les allées. Il me faut la promesse de croissance des légumes, de naissance dans les troupeaux. Tempêtes et gels abîment les ressources. L’eau manque. J’admire les passereaux aux couleurs vives en quête de graines au matin d’hiver et j’écris un poème pour que ça dure, pour que la neige revienne, pour que le ciel s’obscurcisse dans l’éloignement des villes et des humeurs acides. Le poème existe pour rompre le maléfice et sauver la forêt, et si ce lien avec le poème venait lui aussi à se rompre, tout sombrerait dans un trou noir. »

vendredi 19 décembre

matinée lente
il y a comme une attente
la lumière en cascade


Qu’est-ce qu’un livre achevé sinon la fin d’un feu qui brûle en soi lentement lentement et nous porte d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une saison à l’autre, à explorer ce germe qui s’est manifesté au commencement sans qu’on sache pourquoi. Parfois une image d’hommes marchant dans une forêt, un animal s’abreuvant dans une fondrière, un rocher offert au soleil, des choses simples qui frappent soudain l’esprit et prennent possession du plus profond de soi.
Avoir des manuscrits en attente serait une garantie que le feu dure en dedans… et la vie avec lui.

samedi 20 décembre
Promenade autour de la maison et prise de photos. Tout est calme, apaisé.
Ce soir, la nuit la plus longue de l’année, « la nuit des mères », première des douze nuits de Yule.

dimanche 21 décembre
Je viens d’apprendre que En bois de grenadille, un texte que j’ai écrit début novembre, a été retenu par la revue franco-portugaise Sigila — du latin sigillum (le sceau) et du portugais sigilo (confidentiel). Publication au printemps 2026 dans le n° 57 Conversions) — petite satisfaction.

lundi 22 décembre
Lisa la rousse et Alba la blanche font désormais bon ménage. Elles partagent le pain, le grain et le nid, acceptent de picorer dans ma main. J’aime les voir sortir quand j’ouvre la porte du poulailler le matin.

mardi 23 décembre
Reçu un message d’Anne qui s’interroge sur la place de l’auteur dans ses textes : « Dois-je gommer toute référence à l’écriture et à l’autrice ? Je n’y parviens pas. Est-ce que ça fait barrage au lecteur ? » Je réponds que c’est une question de forme, qu’il ne faut sans doute pas en abuser à moins que ça ne devienne quelque chose d’inhérent à la voix, à la musique ou au projet lui-même.

24 décembre 2025

brume soudaine
on aurait dit une vague
paysage de silence

La moisson d’images est plus rude en hiver. Moins d’attraction vers le dehors, absence des fleurs, végétaux abandonnés aux pluies et odeurs de champignon. Tout pourrit sous les bois et en même temps tout se régénère. D’étranges matières végétales prennent vie. Tout ça raconte qu’il faut être patient pour assister à la transformation, à la métamorphose.

jeudi 25 décembre 2025, Les Fougères
Réveil doux, jardin saupoudré de blanc. Dans la matinée des flocons virevoltent alors que le soleil s’efforce de paraître. On ressent une sorte de magie dans cette conjonction d’événements. Tout est si étonnant et si calme à la fois.

vendredi 26 décembre 2025
Je téléphone à ceux dont j’ai envie d’entendre la voix, juste quelques-uns — dont ma petite mère. J’aime quand elle est bavarde, elle a l’air heureuse. L’arbre illuminé, une petite gouache de Colette Richarme, me parvient à point nommé pour le début de remontée de la lumière.

samedi 27 décembre 2025

bassin gelé
au tout soleil levant
fendillé marbré

En cette page je voudrais me tenir dans un état d’observation du ciel et de la nature sans me laisser distraire par la futilité, une attitude aurait la capacité d’ouvrir le temps et de lui procurer une couleur particulière. Aussi une transparence.
En effet il est inutile de tout raconter, de tout faire tenir dans des petites cases. Je n’ai pas d’âge désormais. Le silence de l’espace de vie me nourrit à l’intérieur et m’incite au retrait. Le grand châtaignier veille sur la maison, voilà ce qui compte. Il y a une chanson qui passe à la radio. J’en perçois la rumeur depuis la cuisine. Elle est infiniment douce comme j’imagine que serait la poudre d’or écrasée sous le doigt.

lundi 29 décembre
Pas encore 17 h. Une brume envahit rapidement le jardin, subtils mouvements de l’air. La glace n’a pas totalement fondu dans le bassin.

mardi 30 décembre
Juliette a écrit depuis l’alpe dans sa chronique de fin de mois : « Chez les arbres, la sagesse reste encore de rigueur, les bourgeons toujours clos tant que les ombres des troncs s’allongent dans les champs , la tête sur le talus sous les rayons de soleil comme nos pensées s’allongent éclairées par les mots cueillis dans un bon livre. »

mercredi 31 décembre, Les Fougères
Aujourd’hui, dernier haïku pour Philippe, le 365ème.

toi et cinq amis
le dernier de nos poèmes
remercier la terre

Et tout à l’heure la dernière nuit de Yule, la nuit du serment du sanglier, la nuit où tout est devenir.

Photographies ©Françoise Renaud, décembre 2025

7 commentaires

  1. Cette fois, j’en suis sûr, tes textes de vie de velours sont la preuve que tu n’es plus « du sud », tu as franchi le Rubicon-Naduel pour appartenir aux fougères et t’y ancrer. Ton diary m enchante!

    • Oh mon fidèle ! mon tout premier lecteur !
      Je suis si heureuse de t’enchanter avec mes confidences, mes vies sauvages, mes réflexions sur l’écrit et l’écriture… rien qu’à toi tout seul, tu me donnes envie de poursuivre…
      Merci tellement, cher Den

  2. Mona n’est plus, hélas…..
    Console toi…
    Tu en as fait une princesse…

    • c’est vrai ! Princesse Mona, ça lui va bien… et maintenant Alba qui laisse paraître bien plus de beauté qu’à son arrivée… les animaux, il faut les aimer, c’est comme les plantes ! et comme toutes les créatures
      merci amie de ton passage et ton écho qui me réchauffe en ce dernier jour de l’année…

  3. Jour après jour, une avancée, lente, parfois trop lente quand on voudrait que les choses aillent plus vite. Jour après jour, dans le bon sens, en bonne voie comme on l’espère.
    Et l’espoir renaît!

  4. eliane berthelot

    Merci pour ce partage, ces belles photos et ces jours qui s’écoulent dans la sérénité.
    Tu as bien trouvé ta place dans ce terroir, tu l’aimes, tu vibres avec lui.
    Que 2026 soit aussi serein.

  5. Bonsoir Françoise, Bon bout d’an, à l’an qué ven… dit-on en Provence.
    Nous te sentons vibrer dans ton nouveau monde : la terre, les arbres, les petites poules, la brume, le ciel étoilé (quelle chance de le voir en majesté) Merci de nous restituer les folles pensées que tu attrapes au vol.
    Belle année 2026, continues de nous gâter, c’est un cadeau.

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