TERRAIN FRAGILE 2025 – journal de juin

dimanche 1er de Pentecôte, autoroute vers Poitiers
Les gens voyagent, circulent des bords de mer vers les villes où ils vivent. L’autoroute sature alors qu’ils s’en retournent chez eux. Je prends la première sortie pour échapper à l’attente. Longues lignes droites traversant des vallons arborés où il n’y a personne.
J’écoute CO2 Mon Amour sur France Inter. Il est question des fous de Bassan, macareux, cormorans huppés et guillemots de la réserve des Sept-Îles en Côtes d’Armor. Un biologiste évoque son travail de préservation. Il évoque la « blancheur vivante de l’île » habitée par les colonies de « fous ». Je trouve l’expression magnifique.

lundi 2, Les Fougères
Doux réveil en lieu connu, oiseaux de toutes parts. Je suis heureuse d’être rentrée à la maison.
J’appelle une amie proche dont le compagnon vient de s’éteindre. Presque soixante années de vie ensemble. Elle évoque le grain de folie qu’elle a apporté à cet homme au caractère taiseux né en Haute Maurienne et elle accueille ce qui arrive avec sérénité.

mardi 3

mémoire récente
odeurs de salicorne
et la douceur de sa main

mercredi 4
J’aime aménager des espaces de jardin, élaguer, nettoyer, transplanter, composer avec les plantes sauvages. Oui, j’aime ressentir cette satisfaction malgré la fatigue et le dos douloureux. Peut-être une façon de rechercher une sorte d’équilibre capable de faire surgir la beauté.
Du temps est nécessaire pour que le décor se déploie.
Le jardin est une construction en devenir. À chaque saison, on observe les infimes changements telles preuves que les matières – terre végétal senteurs – sont bien vivantes.

jeudi 5
J’ébauche une galerie de photographies prises pendant mon bref voyage vers l’Ouest.
Appréhender toutes les images d’un seul regard révèle la nature de cet univers pour moi si familier, et aussi ma façon de l’aborder. Les matières s’assemblent : eau, ciel, rocher, végétal, sentier de corniche. L’horizon permet au paysage tout entier de s’appuyer et se déployer. L’horizon est indissociable de l’île en face au profil mauve ou argenté.
L’horizon permet au paysage d’exister.

vendredi 6
J’ai cueilli des marguerites dans ma vaste prairie pour en faire un bouquet et il m’a reconduit vers Richarme. L’artiste avait réalisé sur le sujet des gouaches magnifiques. Sans se lasser et avec conviction elle avait peint les fleurs à chaque saison, les neiges, les printemps, tout ce qui se niche de blancheur dans le cœur.

samedi 8
Petite mère entame sa 97ème année de vie aujourd’hui. Le haut de son dos a tendance à se voûter et la peau de ses mains est désormais si fine qu’elle pourrait se déchirer mais sa parole reste vive et elle trotte encore comme une souris. Tout à l’heure je vais entendre sa voix au téléphone. Je sais qu’une amie de longue date la rejoindra avant midi et qu’elles iront déjeuner au restaurant.

dimanche 9
Dans un message, Patricia me parle d’une artiste en résidence dans sa région qu’elle a reçue chez elle pendant deux jours. Sylvia Pires Da Rocha. Elle peint sur des carreaux de faïence. Le cadre l’inspire comme en photo. Feu, minéral, végétal. Entre mémoire et présence.
Je m’y retrouve dans cette beauté.

Faïences sensibles, de Sylvia Pires Da Rocha

lundi 9
Hier il est arrivé un grand bonheur. J’ai reçu les descendants de Charles et Lucie qui ont habité cette maison des Fougères dans les années 1950. Intense émotion à revisiter ensemble le domaine, le petit bois, la « cabinole » (que j’appelle l’observatoire), enfin la maison. Une rencontre magique qui ranime mon envie de poursuivre le roman commencé autour du lieu, autour d’une femme qui aurait habité ce lieu. Entre fiction et imaginaire.

tous en visite
revenus au lieu de l’enfance
à l’âme inchangée

mardi 10
Depuis quelques jours j’avais perdu de vue mes hirondelles. Sans doute que je ne les guettais pas aux bonnes heures. Elles sont bien là, foncent comme des fusées dans l’ouverture de la grange et s’en reviennent de même. Fulgurances que leurs vols si reconnaissables ainsi que leurs cris.

mercredi 11
Chaleur sur la terre. Déjà l’herbe a jauni. Le spectre d’une sécheresse possible réapparaît, mais nul ne peut prédire ce qui arrivera au ciel dans les semaines à venir. Une surprise me détourne de ces pensées. Bruno, ami dans la vie et les mots, a écrit une note après sa lecture du Carnet de Murmures. C’est beau. Il dit : « Ce carnet a pour moi la délicatesse japonaise de l’écriture des saisons. »
L’ouvrage sort en librairie aujourd’hui.
Il faut une bonne dose d’instinct pour réaliser un livre qui tienne le coup, je m’en rends compte avec l’expérience, mais comment savoir si ça va plaire, prendre de l’ampleur, toucher le cœur des autres ? Du coup je reçois chaque retour de lecture comme un cadeau.

jeudi 12
Corps fatigué au réveil. Il proteste alors que le ciel promet d’être brûlant. La terre profonde m’apparaît alors comme un soin, un abri, si toutefois je savais devenir lombric ou bactérie.

vendredi 13
Le journal ou carnet de bord serait le moyen de demeurer proche des mots chaque jour — ou presque. Impossible d’écrire comme ça rien qu’en claquant des doigts ou en appuyant sur un bouton de commande. Il faut être pris d’urgence, quelque chose qui arrive quand on est plongé à corps perdu dans un texte.
Ça se fabrique à l’intérieur de soi et au dehors par le rêve. Mais il faut vraiment s’atteler à l’ouvrage pour que ça advienne, être dans le long et l’intense.
En attendant l’élan ou entre deux chantiers, le journal devient refuge.

samedi 14
Chaque signe à l’entour me tient les yeux ouverts.
Pas de genre qui tienne dans la nature. Chaque vie a sa place, sa couleur, sa puissance. Son espèce et snom aussi. Neige chevreuil chêne coque-lourde. Observer fascine et on s’agrandit de cette connaissance.

dimanche 15
Le peu de pluie tombée pendant la nuit a fait grand bien au jardin. Framboises en quantité, grains de cassis bientôt mûrs, jeunes salades. La coriandre aussi a largement pointé le nez et les menthes repartent sous le romarin échevelé. Dans l’air, un goût poivré.
Au fait la jeune poule rousse installée vendredi s’est offert une escapade au moment du coucher. Mes appels ne l’ont pas fait revenir. Envolée au-delà des barrières, elle a dû passer une nuit de tous les dangers dans le petit bois derrière la maison. On vient de la retrouver insouciante au milieu des herbes mouillées. Sûr qu’elle recommencera.

lundi 16
À nouveau la poulette a disparu à la tombée de la nuit. Introuvable. Je me console en me disant qu’elle va réapparaître ou alors que c’était son destin. En revanche les bébés hirondelles sont nés déjà depuis quelques jours. Les va-et-vient vers le nid de terre se multiplient. J’entends les pépiements.

garder le vert
en point de repère
avant la chaleur annoncée

mardi 17
Juste coller à ce qui arrive pour écrire quelques lignes chaque jour. Porter le regard avec exigence. Tenir l’écriture.

mercredi 18
J’ai peut-être élucidé les disparitions ma jeune poulette. Hier un peu avant la nuit je l’ai trouvée perchée dans le figuier. Voilà où elle choisi de se nicher et ça m’a épatée qu’elle soit capable de dompter son nouveau lieu de vie, de conquérir l’arbre. Les larges feuilles offrent une ombre parfumée alors que la chaleur monte de jour en jour.

jeudi 19
Peu à peu je constate que l’écriture matinale des haïkus me reconduit vers le journal, l’intimité, le resserrement des mots.

bruissement incessant
le vent ou le monde ?
l’oisillon n’a pas survécu

samedi 21
Équinoxe de printemps. On se retrouve au village de Neyrat sous les châtaigniers pour parler et manger ensemble. Journée caniculaire. On veut croire à l’amitié, on se tend dans le désir de rencontres.

dimanche 22
Depuis quelques jours j’éprouve un sentiment de solitude intense qui m’a empêché d’écrire. Au fond de moi, je suis inquiète. Le 12 juin je parlais de me confondre avec la terre noire. Aujourd’hui je voudrais me glisser dans l’eau vive pour voyager à l’aveugle.
Comme on me questionnait récemment sur l’écriture et son rapport avec le domaine des idées, le mot qui m’est venu pour répondre est « geste ». À mes yeux l’écriture est geste et non tentative de formuler une idée, geste qui accompagne le présent et la circulation du corps dans le présent. L’écriture est liée au corps et à la fluidité. L’écriture doit échapper à l’analyse pour être véritable.
La photographie serait de même nature, issue du même geste. Spontanéité, fluidité, expérience réunies en un tout petit noyau de temps.

Me revient de ma pratique martiale l’expression Kikentai itchi. Recherche de l’unité. Tout en un seul instant.

lundi 23
Les herbes sont brûlées comme en plein mois d’août. Un orage a tourné longtemps et puis s’en est allé. Quoi de nous souffre à entendre les soupirs d’une nature à demi assassinée ? Bientôt ils vont récolter le blé.

solitude
plus grande aujourd’hui
y puiser de l’élan

mardi 24
J’ai entendu d’étranges claquements du côté de la prairie. C’était la musique des genêts, leurs cosses devenues noires et sèches s’étant donné le mot pour éclater aux mêmes heures, à tout vent. Ça composait un chant dont j’ignorais tout, assistée par la chaleur. Une magnifique capacité de disséminer ses graines dans la nature. Certaines sortiront l’an prochain, terres acides propices au développement des arbustes aux têtes d’or.

mercredi 25
La musique déroule sa mélodie depuis la cuisine et quelques rebuffades de vent chaud annoncent les orages. On les attend, on espère qu’ils ne seront pas trop violents.

jeudi 26
Quelque chose hésite à s’ouvrir, à avancer avec les mots, avec le silence entre les mots. Je voudrais saisir le présent, c’est pourtant le souvenir de ce qui demeure des heures déjà vécues qui imprègne chaque seconde. Respirer, continuer à chercher le chemin.

vendredi 27
La pluie a soulagé l’atmosphère et redressé le jardin, mais un nouvel épisode de chaleur s’annonce. Les chatons de châtaignier sont à terre.
Je repense à la soirée d’hier entre filles de la gym en l’honneur d’Élisabeth qui a conduit le bateau durant de longues années. Je ne la connais que depuis six mois mais une douce proximité s’est installée entre nous. Hier elle m’a touchée dans sa petite robe rouille et ses sandales blanches alors qu’elle recevait ses cadeaux. Je l’imaginais fillette maigre en justaucorps noir contrairement à ses copines qui avaient choisi le rose pour leusr vêtements de danse. Je me remémore aussi Isabelle qui, après un verre d’apéritif crémant citron cointreau, déclarait avoir rêvé d’un mariage en calèche.

samedi 28
La maison s’est refermée pour offrir le plus frais. L’atmosphère est propice au travail. Je m’en retourne au roman dont je triture les premières pages depuis des mois.
À force de vouloir préciser, trop en dire, la musique s’enfuit et ça m’empêche d’avancer. Le temps et le désordre voilent la vue. Je décide d’en revenir à une version précédente, plus sobre. Le premier élan doit donner à voir quelque chose de la suite. La première phrase est cruciale. La voilà en huit mots, définitive.

La roche avait pris le contrôle du paysage.

dimanche 29
Vigilance sécheresse depuis le 25. L’eau est rationnée et les jardins doivent attendre tard le soir pour être soulagés.

lundi 30
Les poulettes profitent de la relative fraîcheur et caquètent. Je découvre le texte de la semaine de Juliette dont les mots-clés sont chaleur et sécheresse. Les miens sont contenus dans le haïku du jour.

ou l’hiver ou l’été
à l’intérieur des mots
feu vent braise

Tout comme moi elle note : « Les arbres résistent encore, ils dispensent une douce ombre pour qui peut se déplacer. »

Photographies, Les Fougères, juin 2025, ©Françoise Renaud

4 commentaires

  1. Jacqueline Vincent

    Un régal ton journal… C’est un exercice qui demande de la matière et de la poésie pour garder l’attention en alerte…et comme ton « Carnet de Murmures » tu m’emportes au vent des saisons et des jours…

  2. Toujours un grand bonheur à te lire, Françoise . Je t’imagine dans ta maison, ton jardin à lire, écrire, penser, rêver, t’agiter avec ta poulette rousse pour la retrouver saine et sauve.
    Je pense souvent à toi et ai plaisir à te lire.
    Début mars j’ai accompagné mes parents à Roches pour assister aux obsèques du cousin de papa. Un aller-retour dans la journée fatigant mais papa était heureux de pouvoir lui dire adieu. Une complicité de longue date, des souvenirs enfouis. Ton lieu ! De bons souvenirs et de belles rencontres aussi pour moi.
    Je t’embrasse affectueusement
    Odile

  3. cc françoise !
    je retiens « L’horizon permet au paysage d’exister »…
    merci pour ces mots et pour me rappeler au combien j’aime écrire

  4. C’est vraiment un plaisir et surtout une chance de te lire, c’est gai, enjoué, les détails sont là avec les photos. Ce journal m’a donné de la joie. Merci Françoise.

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