rite de passage

elle observe les flancs de forêt déchiquetés, les affleurements de roche visibles entre le peu de végétation rogné par l’hiver, brûlé, décomposé, sinon les arbres forts capables de tenir encore du temps et les bosquets épineux coriaces
et pour la première fois elle éprouve le sentiment que la saison froide est pareille à un rite de passage, un rite épuisant qui condamne les corps d’homme à la retraite et à l’enfouissement sous les vêtements, les animaux à courir à perdre haleine à travers les versants pour dénicher des racines maigres ou à se blottir dans des recoins discrets protégés des prédateurs, si possible un peu confortables pour attendre attendre, attendre que les flux s’activent à nouveau dans l’air et sur la terre

et c’est vrai qu’elle rechigne à se soumettre à l’inclinaison du temps comme au mal ou à la douleur, pourtant elle mesure bien ce qu’il faut de patience pour que tout se reconstitue de la matière des fleurs et de la pulpe des fruits, bien plus tard alors qu’on a oublié le pincement du gel et les étendues blanches figées au lever du soleil dans les mois les plus rudes, et elle connaît le bonheur de croquer une cerise bien ventrue ou de mordre dans une pêche de vigne — elle a connu plusieurs cycles complets entre anéantissement et renaissance depuis qu’elle vit en territoire sauvage —, mais elle rechigne quand même, c’est difficile pour elle ce passage austère, ce parcours obligé, cette phase incontournable avec soleil bas et brume flottant au-dessus des ruisseaux, ramures de châtaignier presque mauves dans la subtile palette des montagnes cévenoles

le monde est persévérant et si confiant dans ses affaires, elle le sait, il semble pas mal se débrouiller en dépit de ce qui l’abîme ou le détruit

en cet hiver qui rogne et endort son île, elle espère l’émergence de l’herbe et des premiers pissenlits, mais il n’est pas encore question de cela

au loin elle observe les masses humides portées par d’invisibles ascendances qui remontent de la mer pour abreuver plaine et montagne, courants complexes reliées aux mécanismes des océans et aux circulations des vents — car il faut bien remplir les nappes phréatiques et rasséréner les plantes éprouvées par les canicules répétées —, alors elle pèse combien elle aussi a besoin de repos, rien d’autre à faire en ces mois ternes sinon sentir son point d’ancrage, son point d’équilibre, activer sa respiration la plus douce possible lorsqu’on marche sous la pluie au sein du paysage en train de se reconstituer — finalement irréel qu’il soit saturé d’eau ou enneigé ou gelé —, en train de chuinter grogner murmurer, passage largo d’un mouvement symphonique dont l’ampleur nous échappe, où les âmes de nos disparus se promènent seules au long des rivages immobiles

Photographie Françoise Renaud, 2017 

 

l’hiver, fin du cycle

sec, presque mort, l’espace s’embrase autour de lui, l’incendie proche, les lumières à la tombée de l’astre, on ne sait pas vraiment ce qui se passe, une catastrophe imminente qui fait fuir les animaux des taillis, les oiseaux, c’est juste une impression sans doute lors de cette promenade au flanc du mont sauvage avec le village tout au lointain, peut-être que c’est seulement l’hiver qui force le passage, peut-être la venue de la neige pour ce soir ou plus tard, forces rapatriées dans le bois et les racines — insoupçonnables —, une sorte d’hibernation du tendre dans le dur, de l’ours dans la caverne comptant sur sa graisse pour survivre alors que les autres, renards, lynx, blaireaux, fouines, mésanges, tout petits passereaux sans réserves, ils n’ont que la débrouille pour survivre

aussi je pense à déposer des graines dans une mangeoire au bord de ma fenêtre pour ceux qui ont besoin

l’hiver, la fin du cycle

ce soir il y aura du saumon pour mes chattes, du gras pour mes poules, un bon feu dans la cheminée pour les amis

Photographie : Françoise Renaud, 2016

marcher en hiver

arbres

Ma vie en ce pays se poursuit, s’invente d’éléments plus ou moins reconnus par mes sens : matières minérales, plantes, écorces, lichens. Bruits aussi. L’hiver endort le monde. Néanmoins ma connaissance du lieu grandit, s’enrichit du moindre détail. Ça s’inscrit en moi à mon insu, ça me pénètre. Je veux dire, le décor, l’odeur de la vallée et la forme des arbres.

L’autre jour, j’ai marché jusqu’au col en compagnie d’un ami sous un soleil timide.

La brume s’était levée, révélant des contreforts mi rocheux mi forestiers, accentuant le roux des fougères — elles ont dû brûler lors de la courte gelée de novembre. Tout était bon pour l’œil, rien à écarter, rien à jeter. Des gris, des verts, des gris vert, des gris rouille inventés par la saison en cours, animaux au repos retranchés dans des abris de pierre. Oui, tout était là dans cet ordre naturel qu’on croit exister depuis toujours. Feuilles tombées entassées puis enrichies de graines, de branchettes, de fragments de lichens et de mousses, de déchets organiques, de cadavres d’insectes, tant d’autres choses. Avec ça, la pluie qui se mêle régulièrement à la fête, indispensable acteur du cycle de la décomposition et de la renaissance. Ainsi la matière se transforme et nourrit le sol où s’accrochent les arbres.
On le sent tout ça, quand on marche — cette histoire sans cesse renouvelée.

À l’endroit du dernier pont arraché, un gué s’était improvisé. Grosses pierres en travers dans le lit, certaines instables. Sans doute des promeneurs qui ne voulaient pas tremper leurs chaussures.
Très humide le coin, impossible de dire le contraire. Forte odeur de champignon, d’eau stagnante, de roche pourrie. Évidemment c’est une vallée, une fissure qui suinte. Ses flancs sont mouillés, au moins jusqu’à mi pente.
On a profité du gué. Je me suis armée d’un bâton au cas où on croiserait des chiens. Continue reading →