se moquer d’habiter

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Habiter le pays de mer pour commencer la vie, la maison construite pas loin de la côte par le père courageux soucieux d’abriter sa famille, enfants en train de naître, maison souvent décrite dans mes romans et probablement détruite d’ici quelques mois au départ de la mère, elle aussi très vieille désormais, maison qui va rester dans mon souvenir avec jardin aux rangs de légumes bien ordonnés et grenier transformé en chambre de jeune fille quand j’avais eu 14 ans avec de la peinture bleu ciel autour de la fenêtre et un dessus de lit assorti, fond bleu avec fleurs, souvenir intouchable façonné par les tempêtes et les étés d’adolescence

2
Habiter la ville dans la jeunesse avec la soif de nuit et de folie, la ville est un pays, la ville ouvre ses bras ses zones brûlantes ses artères, la ville crée un abri illusoire et protège ses résidents et ses passants, je la découvre sous le ciel puissant du Sud, elle est ma nouvelle maison, ma liberté

3
Se moquer d’habiter parce qu’on ne fait qu’être dehors, que rechercher l’aventure, la chambre est vide et neutre, ne sert qu’à recueillir le corps qui dort, le corps qui apprend à voler comme un faucon dans le rêve

4
La chambre dite universitaire était située au rez-de-chaussée d’un petit bâtiment à la cité Vert-Bois nichée dans les romarins, les lentisques et les chênes verts, matière de maquis qui permettait aux voyeurs de se glisser jusqu’aux fenêtres dans l’aile des filles, trahisons des regards, intrusions dans le soi intime qu’on ne connaît pas encore ou si peu

5
Habiter rue Pouget, premier appartement rien qu’à moi loin du pays d’enfance, loin des parents et des gens fréquentés jusque-là, petite maison désuète autant dire dans son jus pour accueillir amis amants, autrement dit deux-pièces aux murs couverts de vieilles tapisseries avec gros fauteuil en cuir datant de l’autre siècle et placard de cuisine en formica vert pâle, salle de bains bricolée, un lieu loué par un monsieur à moustache et voix métallique qui avait poursuivi une carrière d’arbitre de football, il m’arrivait de le rencontrer en passant par le garage et je détestais ça, de toute façon ce qui comptait le plus c’était le jardin ancien avec plusieurs espèces de roses et de nombreuses plantes indisciplinées, aussi le chat blanc sourd qui venait par les toits et me visitait chaque jour, je l’aimais tant

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Un quartier populaire mal famé, petit logement dans un immeuble aux portes de garage taguées, rentrer à la maison par les ruelles et les recoins obscurs, le porche lui aussi sans lumière, bien vérifier, ne pas être suivie, pousser la porte, grimper rapidement l’escalier, pourtant une fois ça a bien failli mal tourner, agression une nuit d’été, en haut ma pièce-refuge avec quelques rayons de livres récupérés et un bureau en bois qu’un ami de Frankfort m’avait donné, là où j’ai commencé à écrire

7
Apprendre à habiter, à occuper l’espace, à récupérer dans la rue des objets mis au rebut pouvant être détournés, en faire son affaire, habiller les murs et les sols, créer le cocon, apprendre à vivre seul et se sentir suffisamment bien pour tenter d’écrire un peu la nuit

8
La cabane était faite de bambou, palmes en guise de toit, elle était comme posée sur le sable, pas encore de tourisme dans ces régions éloignées au sud de l’île de Java, rien qu’une misérable cabane de pêcheurs qu’on m’avait louée pour quelques roupies, je m’étais envolée dans mes rêves, m’étais laissée fasciner par les rugissements inconnus d’un monde que je notais et dessinais dans un petit carnet, et le jour je marchais courais ramassais des coquillages, la nuit j’écrivais et volais dans le ciel

9
La maison de l’oncle Joseph était neuve dans la banlieue d’une grande ville, les pièces résonnaient tant elles étaient vides, ou alors c’était à cause de la nature du béton, j’y ai vécu pour une année près du lycée, le temps de grandir un peu plus avant de vivre la grande solitude de l’internat, comme un seuil à franchir

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Habiter la maison d’un artiste le temps d’un été dans une solitude brûlante pas loin du quartier gitan, la maison grande et exempte de bruits, seulement les sons en provenance du dehors, une courette fraîche, la beauté des espaces et la présence de l’art un peu partout accroché aux murs ou posé sur les marches de pierre

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Habiter, faire d’un lieu un chez soi, chercher la protection des murs et des étoiles

Photographies ©Françoise Renaud, campagne limousine, juillet 2024

19 commentaires

  1. brigitte celerier

    m’ont fait rêver certains de tes « habiter »

  2. Jacqueline Vincent

    Habiter, un de mes thèmes inspirants et qui te va si bien. J’ adore ce texte où se déroulent les épisodes de ta vie, enfance, étudiante, antichambres de l’ écriture comme un passage initiatique vers ta vie future.

    • oui, différents épisodes comme des étapes… et c’est à poursuivre
      et il y a en effet de l’initiatique lié aux différents lieux où la vie s’est faufilée…
      un thème riche… presque assez pour en faire un livre ?!!

  3. Bordon Marie-Claire

    Je savoure.
    C est toujours aussi beau et si vrai.
    Je me retrouve un peu parfois.
    Toujours ce talent qui me plaît tant !
    Merci et bravo Françoise

    • c’est suffisamment vaste pour que chacun se retrouve quelque part, dans un lieu ou un autre…
      et puis quel sujet…tout ce qu’on peut attacher à chaque saison, à chaque espace, à chaque ville…
      merci Marie Claire pour ton passage

  4. SICARD Falconetti martine

    Ma chère Francoise ton texte aussi beau et si vrai Et autant un immense plaisir de te lire et je t’embrasse très fort Martine

  5. De case en case, comme une bande dessinée. Très bien dessinée.

  6. Brando Alibert jocelyne

    Je t’imagine dans tous ces endroits où tu as passé un moment de ta vie, c’est certains qu’ils t’ont laissés des souvenirs inoubliables.
    Tu en as encore énormément sûrement à nous raconter.
    Gros bisous. Amitiés

  7. Tes textes « habiter » me parlent, la ville aussi. Merci pour ce partage qui me permet de me projeter aussi dans mes « habiter »

  8. juliette derimay

    Belle balade, dans ton temps et tes espaces, on viendrait volontiers pour un petit café, partager au matin les pages écrites la nuit

  9. Habiter et cohabiter… ce que la qualité de la Nature environnante permet ou limite dans le miroir de nos vies intérieures. Poser ses yeux et son coeur quelque part… en partir, y revenir… abandonner, investir…penser le corps en scènes inégales en saveur. S’apaiser au contact du réel recomposé…

  10. quelques lieux, quelques étapes, petite rétrospective d’endroit habités qui ont chacun leur texture, leur odeur, leur souvenir et font avancer.

  11. oui, habiter son lieu, son chez soi, là où on est bien, au calme, solitude acceptée et aimée, oui j’aime mon appartement et son petit balcon avec son immense camélia et son jasmin parfumé.
    Je me sens si bien chez moi et aime le partager avec quelques rares amies autour d’un verre de sirop à l’eau fraîche et quelques biscuits. On y est si bien quand le soleil arrive le matin dans le salon et la cuisine et l’après-midi dans les chambres. Je ne le quitterais pour rien au monde tant j’y suis heureuse et comblée.

    • formidable que la lecture de ces fragments enclenchent un autre fragment, petit bout de vie de celui qui est passé par là glaner quelque chose, autre lieu qui vit lui aussi avec le camélia dans les fenêtres et le parfum du jasmin
      merci douce amie Chantal

  12. Une évocation, toujours originale et talentueuse, de tes différents habitats dans lesquels on te suit avec bonheur. Et dans lesquels on se retrouve aussi, aux différentes étapes de nos vies. Quand tu descendras à nouveau dans notre Sud, je t’emmènerai à notre petit appartement front de mer, nous poserons nos affaires sur une table formica jaune clair à rallonges et pieds alu, 2 chaises, 2 tabourets du même jus sous son plateau, années 60 garanties… A bientôt ? Bise.

  13. Plaisir de te lire et plaisir d’habiter…On a tous tant de lieux et de ces chambres de nos passages dans tant de pays, tant de villes, tant de coins qu’on fit perdus…Dieu que ça nous parle ! Des pages du livre de notre vie.

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