Tu ne t’es jamais rendu compte de rien pendant toutes ces années ? Absolument rien ? Non mais tu plaisantes, c’était tout de même flagrant : ce retrait, cette froideur, ce mouvement de la main comme si elle avait voulu repousser une ombre, un fantôme qui lui aurait collé à la peau. Je ne sais pas toi, mais moi j’ai toujours eu du mal avec son comportement bien que je ne la rencontrais pas souvent… à chaque fois il arrivait la même chose, un embarras, une hostilité latente… comme une impossibilité chez elle à se laisser toucher par une simple gentillesse, à laisser voir l’intérieur… En fait ce qui m’a toujours gêné, c’est de ne pas savoir ce qu’elle pensait, qui elle était pour de vrai… Ah tu vois, ça te revient finalement. Toi aussi tu te sentais peu apprécié et tu ne savais pas sur quel pied danser. En quelque sorte tu étais mal à l’aise avec elle, hein, c’est bien ça ?… D’un autre côté, et là je suis entièrement d’accord avec toi, on ne peut pas lui reprocher de ne pas s’être occupée de ses enfants, ça sûrement pas… un garçon et une fille bien comme il faut, qui fermaient bien la bouche en mangeant et s’essuyaient la bouche après… et même qu’elle était capable de leur faire les gros yeux ou de leur taper sur les doigts s’ils dérogeaient à la règle, par exemple quittaient la table sans son autorisation, on se serait cru à une autre époque, non mais franchement… Tu l’as remarqué toi aussi, n’est-ce pas ?
Cette mainmise sur eux… et tu as eu envie à un moment donné de secouer l’arbre pour faire tomber les fruits… Bon, je vais te dire ce qui n’allait pas chez elle : elle était incapable d’exister par elle-même, en même temps rien du monde n’avait d’intérêt à ses yeux… elle était comme suspendue au-dessus d’un vide sidéral, du coup il n’y avait que sa famille qui comptait, surtout ses rejetons qu’elle manipulait habillait nourrissait couvait et tout ça — ce qui évidemment ne cachait rien de bon… Par moments ça s’accentuait, je l’ai vue grimacer, elle semblait excédée, prête à donner une claque ou à tourner le dos sans qu’on comprenne pourquoi, prête à lâcher… C’est ce qui a fini par arriver, ça a lâché d’un coup, slap, comme une corde tendue qui se rompt et il n’est resté d’elle qu’une silhouette effondrée… Ah bon, tu n’as pas su ? Ça s’est passé il y a presqu’un an maintenant… ben oui elle est tombée malade… oui, gravement… ils ont dû la garder à l’hôpital en cure de sommeil, elle était incapable de prononcer le moindre mot… Ah si, tout le monde en a parlé, et sans se priver, ah pour ça les langues se sont déliées. Le malheur des autres, ça attise les bavardages. Que veux-tu, il faut bien que ça sorte d’une manière ou d’une autre. Maintenant je pense à ses enfants, les pauvres, ils croient que c’est à cause d’eux parce qu’ils sont partis étudier ailleurs, leurs coups de téléphone se sont espacés et ils sont venus moins souvent pendant les vacances, elle n’a pas supporté… Des nouvelles ? Oui. Il paraît qu’elle remonte la pente, enfin doucement d’après son mari, la partie n’est pas gagnée. Je les plains tous, qu’est-ce que tu veux y faire ? On ne peut pas détricoter la vie…
texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017 proposé par François Bon, Et si je vous dis personnages ? volet 4 « Ah vous ne connaissez pas Bréhier ? »
Cette fois il était question d’écrire avec / autour de Nathalie Sarraute…
« un dispositif à 3 (narrateur, interlocuteur, personnage) pour attraper le personnage en relief, un personnage qui hante la langue… »
très beau texte, j’ai même vu le tableau que cela représente.
Comme quoi, les mots sont des images
Merci Françoise
je me bats moi… trouve pas mon accroche, elle me bloque… on verra
et du coup depuis deux jours, pour fuir, suis dans relecture ravie de Sarraute
mais aimé ceci (tente de l’oublier parce que ne m’aide pas)
Bravo Francoise !
Ton récit est bien vivant.
Heureusement, il reste encore le choix à cette pauvre femme de pouvoir apprendre à continuer son tricot d’une autre façon.
Il reste toujours de l’espoir !
C’est le personnage qui dit qu’on ne peut pas détricoter la vie. Moi justement, je passe ma vie à la détricoter. C’est un très beau texte d’atelier, plein d’inventivité. Bien à toi toujours Françoise. p.
En fait c’est le narrateur qui dit cela, qui dit que ce qui est passé est passé, trop tissé dans la toile des événements, qu’on ne peut pas revenir dessus… mais on a toujours la possibilité de couper pour défaire, de tailler dans le vif… ou de creuser pour aller explorer les fondations… allez savoir où la raison va se loger
A la lecture on comprend très bien que c’est le narrateur qui dit ça. Et je suis bien d’accord un atelier d’écriture c’est une fusée lunaire.
Un portrait qui reprend le thème déjà évoqué du » peut-on changer le destin »… Est-il déjà trop tard ?.. Pour sauver un enfant ou sa peau…et se reconstruire… Des personnages toujours croqués dans le vif qui pourraient à eux seuls faire le sujet d’un texte plus élaboré.. car il y a une vraie matière à roman…Et quelle belle illustration qui pose à elle seule la question essentielle de la vie et de la mort….que notre condition d’humains a le privilège ou le désagrément de « tricoter » pour le meilleur ou le pire… Regarde… Le singe ne s’embarrasse pas de questions existentielles… Il vit. Jacqueline.