j’aurais dû
j’aurais dû prendre note de l’évolution des choses
j’aurais dû tenir un carnet de désinstallation pendant ces mois au cours desquels la maison de famille a commencé à devenir le centre de mes préoccupations puis à glisser dans l’oubli, progressivement vidée des matières qui faisaient qu’elle avait été vivante : papiers, livres, bibelots, casseroles, vaisselle, fiches de cuisine, épicerie dans le placard, vêtements, chaussures, petit linge, draps de lit, portraits, broderies encadrées accrochées au mur (fierté de ma mère), objets mémoire, objets autour de ma sœur morte, albums de photographies, et ce sentiment d’une immense tâche à accomplir entre entassement et sédimentation, la quête de recyclage pour chaque chose comme on cherche à placer au mieux des enfants orphelins, ne pas jeter, si possible donner, le sentiment d’un immense gaspillage
soixante-quinze ans de vie entre ces murs érigés par mon père dans les années cinquante
on ne peut imaginer tout ce qui s’entasse, se sédimente (dessous il y a en a encore)
à présent une sorte de vide qui résonne dans mon corps
lui le père est dans la tombe, plus exactement ses os, car il n’est plus depuis sept ans, en vérité je ne compte plus les années, ce n’est pas nécessaire
dans ma cheville droite la mémoire de son décès, tête du tibia cassée la veille de son inhumation à cause d’une mauvaise chute dans l’escalier conduisant à la cuisine, mon pied valide sautillant autour du cercueil disposé à la croisée des allées de sable dans le cimetière de Sainte Marie
parler pour moi
parler en moi
parler au passé alors que la maison est désormais prête à la vente (restent les rideaux oubliés aux fenêtres), une maison qui va être détruite, définitivement rayée de la carte, surface remise à zéro, elle s’était bâtie autrefois sur une parcelle appartenant à un grand-oncle, faisant elle-même partie d’une grande propriété qui remontait loin dans le chemin creux (adjectif qui en dit long sur ce qu’était ce chemin à l’époque), finalement ce n’est pas plus mal, tout va se dissoudre avec eux qui s’étaient mariés en juin 1949 et avaient eu l’année suivante une petite fille qui avait marqué tous ceux qui l’avaient connue avant qu’elle ne disparaisse (elle n’avait pas encore dix ans), happée par une maladie de sang, de toute façon trop fragile et trop douce pour avoir une longue existence et affronter les violences du monde
parler pour dire les pensées qui ne font que me traverser
pensées qui reviendront plus tard en boucle dans mes rêves
oui j’aurais dû
j’aurais dû inventer autre chose pour dire encore, une autre forme, pas seulement un carnet de mise au rebut qui aurait retracé les différentes séquences vécues depuis le mois de mai : la prise de décision, le déménagement de maman, la mise en vente, les visites, les rapports avec l’agent immobilier, les réactions du voisinage, les rapports difficiles avec la fratrie, mais ça n’aurait pas servi à grand chose puisque de tout façon je me serais retrouvée au même point avec le paquetage sur le dos et la contrainte d’avancer dans le temps pour que tout se retrouve derrière, détruit, gravats emportés en décharge, sol remué, fruitiers plantés l’année de ma naissance arrachés et jardins disparus, élaborer le projet peut-être d’écrire un autre livre, un livre qui parlerait de la petite mais d’une autre façon jamais utilisée à partir de l’ombre et de la lumière qu’elle a laissées et toute la douleur aussi comme une trace d’huile sur le bitume
ne reste plus que les photos et la splendeur du pays de mer qui m’a appris la beauté
Photographies Françoise Renaud, décembre 2024
Merci Françoise.
Merci aussi pour tes photos de vent et d’iode.
« Reste la splendeur du pays de mer qui t’a appris la beauté « , personne ne te le prendra tant qu’il sera dans ta tête et tes mots.
Très émouvant témoignage Françoise. Ton émotion me ramène à mes propres pertes familiales et à la future des ces pertes, je l’espère le plus loin possible des 92 ans de ma mère, encore en pleine forme dieu merci. A ce moment-là (envisagé dans un nuage flou), comme pour toi, la maison sera un véritable problème, un casse-tête sentimental pour lequel je n’aurais plus l’énergie de gérer l’immense, immense, immense fatras, accumulé en toute déraison sur une vie sans aucun répit pour toujours et encore créer et accumuler des choses nouvelles sans jamais rien jeter ! Bravo encore une fois pour tes écrits !
l’idée est bien sûr de partager, de rejoindre les autres dans leurs « propres pertes familiales » comme tu l’écris, passées, récentes ou à venir…
poser les mots qui viennent pour retrouver le dessin de l’histoire
merci Jacki de tes mots réconfortants
Oui… cette démolition, c’est bien plus qu’une page qui se tourne… effacement de 75 ans de vie… Pour ma part c’est douloureux et je pense que j’éviterai toujours de retourner dans cette rue « de la R. »… où j’habitais, juste en face et avais trouvé des amis…
ne pas le voir comme un effacement car tout reste vivant dans nos chairs
et tous les souvenirs sont là, nos partages aussi…
Quand tout a passé demeure le souvenir.
Le souvenir se conjugue au présent.
Il est solide, il est en toi, il parle de toi.
Ton souvenir est vérité…
ta présence, chère Line, si douce
là où le souvenir se fixe dans la chair vivante et devient vérité
J’aurais du … avoir 10 vies pour faire tout ce que j’aurais du / voulu faire !
Très belle ta litanie des « j’aurais du » et « la splendeur du pays de mer qui m’a appris la beauté »
Marc
merci Marc pour tes remarques concernant la forme, j’y suis particulièrement sensible, tu le sais bien…
heureusement que nous avons la beauté…
On ne devrait pas… On ne pourra pas… Et puis l’instant arrive toujours le moment de la porte qui se referme sur la maison de l’enfance…et le vide et le silence et les montagnes d’objets qui restent et s’éparpillent comme nos remords. Écrire et tourner la page pour vivre sa propre histoire….
le sachant le prévoyant, rien ne permet d’éviter cette présence comme une cicatrice (même si ce n’était pas que le dernier, mais l’un des plus longuement vécus, de leurs séries de lieux si parfaitement leurs, à nos parents…
Chère Françoise,
Même si je ne réagis pas en laissant un commentaire, comme tous tes lecteurs assidus, sache que je lis tous tes messages.
Je me décide enfin à te commenter, très simplement, comme tu m’y as souvent invité.
J’ai encore la chance d’avoir mes deux parents et je lis en toi les douleurs à venir.
Instants vécus, heureux ou tristes, et j’essaie de savourer le temps passé avec eux en les accompagnant doucement vers la porte.
Sache que je pense souvent à toi,
Merci pour ces lectures si fragiles et sensibles, la transpiration des émotions que tu sais si parfaitement partager.
Je t’embrasse
Odile
Merci Odile de te lancer dans les commentaires sur Terrain fragile, ça fait tellement plaisir de partager des choses en direct et avec tous ceux qui passent
moi aussi je pense souvent à toi et je te ferai signe au prochain atelier d’écriture… qui sait ? tu pourras peut être nous rejoindre…
Très beau texte Françoise, les sentiments sont à fleur de peau.
Bien plus dur qu’un déménagement, une destruction… tout part avec, le concret..et plus dur les souvenirs. Il ne reste plus rien .. c’est le désarroi total. Que te dire ? je n’ai pas de mots, mais je suis là…
Eliane
un peu comme si on effaçait l’ardoise, c’est vrai, et comme tu l’écris noir sur blanc : « il ne reste plus rien »… et soudain on s’en rend compte
peut-être là le rôle de l’écriture : fixer en mots l’émotion de toutes ces années partagées en ce lieu qui restera si important pour moi
merci à toi, chère Eliane, pour me dire ainsi car tu as bien les mots qu’il faut…
Merci Françoise pour ce partage où chaque mot est une image, une histoire qui trouve sa place dans la nôtre. « Les matières qui faisaient qu’elle était vivante » tout y est dit. Cette impression de profaner sa vie, de participer, bien malgré nous, à son effacement plus profondément encore, tout en essayant de se convaincre que l’essentiel, la présence dans l’absence, est ailleurs. Je t’embrasse.
l’expérience de vider des lieux où on a vécu l’enfance, de voir des marges de temps s’effacer, nous appartient à tous… ça nous touche forcément car il s’agit bien là de nos « archéologies »
d’où mon envie d’essayer de le restituer comme une part de moi
merci à toi, Claudine, de le vivre avec moi
car c’est bien le présent l’essentiel, ce présent qu’on a tant de mal à vivre à plein…
Le reflux d’un geste difficile -accompli- qui laisse le vide nécessaire mais si douloureux pour un nouveau départ. Comme toujours, une page se tourne…
Tes mots justes pour exprimer un ressenti encore bien douloureux.
ta présence bien sûr ici… merci
et les mots qui se posent et dessinent le temps
Chère Françoise, tes mots me touchent au cœur, réveillent mes absents avec douceur, ma liste des j’aurais dû s’allonge au présent avec la tienne, la rend plus belle dans une tendresse retrouvée. Merci infiniment.
douceur de ton écho, Marie…
oui nos absents, nos lieux perdus, nous les avons tous…
(à développer plus tard, il faudrait)
Merci Françoise pour le partage d’un lieu, de vies, qui n’ont plus d’autre lieu ni d’autre vie que le corps, la mémoire et quelques mots, tant bien que mal. — Je me suis essayé à ces quelques notes, ici ou là à travers les ateliers. Mais ce qui est gênant dans mon cas (mes parents sont encore de ce monde, une grand-mère aussi, aux abords du siècle ; les lieux, eux, tombent insensiblement en ruines), c’est l’étrange impression, parfois, d’anticiper l’inexorable dont tu parles. Ce qui me ferait plutôt dire que, peut-être, je ne devrais pas. — Tant bien que mal, donc. Le moment ne serait jamais le bon pour quelques notes ? Mais ce serait seulement ainsi qu’elles peuvent exister ? Va savoir. — Encore merci Françoise
Bien chouette de te retrouver là, Will… Et bien en accord avec tes questions…
Comment s’y prendre avec tout ça, avec ce vide ? et comment saisir le bon moment pour le faire ?
En fait c’est l’instinct qui guide en ces matières
Je n’avais pas attendu le départ de mon père pour poser des mots sur lui, même si ça devait lui déplaire au cas où il les lirait
Le besoin et la douleur de l’arrachement sont à surveiller, comme des indicateurs.
Merci à toi vraiment…
J’aime avoir de tes nouvelles.
Cette maison a trouver le moyen d’appartenir pour toujours à la partie de ta vie qui se joue dans le sommeil.
Sois sûre que quelque chose est en train de s’inventer (je le vois à l’œil nu)
merci pour ce texte – ai eu plusieurs maisons à vider comme ça ces quelques dernières années, je sais comme ça remue dedans
Ton texte est une merveille, tes photos aussi et leur beauté expliquée en conclusion.
Ce texte est parfait avec sa ritournelle et oui tout cela qui parle pour plusieurs d’entre nous et tes mots inscrivent quelque chose de plus pour nous tous, le monde de chacun a besoin de mots et tu as trouvé les tiens et tu nous les tends. Merci. Oui, ce texte comme un rappel que tu notes, ce qui reste à écrire, parce que « L’enfant de ma mère » n’est pas un chapitre clos, je l’ai senti si fort. Et pour écrire la suite ou écrire la même chose mais sous un éclairage neuf, tu donnes une piste déjà qui me plaît énormément, je te fais confiance et le temps pour cette partie est nécessaire. Certains textes demandent d’être écrits plus tard, une fois que l’action de vider a eu lieu, le temps que les mots viennent habiter le vide.
merci Anne de revenir sur l’essentiel, c’est-à-dire ce qui se trame à l’intérieur, les pistes qui se dessinent et se manifestent à moi depuis longtemps, la nécessité d’écrire autre chose qui viendrait compléter les tableaux déjà évoqués, comme le troisième volet d’un triptyque avec une écriture simple et forte (Charles Juliet pourrait bien m’accompagner dans cette entreprise)
et tu vois, j’y pense, car j’y ai déjà réfléchi…
et j’ai pensé à l’usage du pronom « tu » en adresse à cette petite fille disparue… lui redonner substance en la regardant dans l’ombre jusqu’à ce qu’elle paraisse en pleine lumière dans un ample mouvement de caméra, elle sans doute à l’origine de ma soif de dire…
déjà quelques fragments posés, mais il faudra attendre encore…
Regard immense sur la vie d’une maison, son contenu, ses occupants mais surtout son âme. Et puis il y a la matière, la pierre, la terre, le bois, le verre, les objets du quotidien sans oublier la vie de famille. Oublie que caterpilar va passer. Tu es riche en souvenirs qui t’appartiennent et que personne ne pourra te prélever, partage les avec ta maman encore un peu. Bravo pour ce beau texte.
Passage d’un monde aux autres, dans tous les sens de la formule : de ton monde ancien aux nôtres si présents, de ce temps révolu pour nous toutes et tous que sont les terres d’enfance (la notre) et de jeunesse (celle de nos parents)…
Je ne cesse de m’interroger sur ce qui fait trace, laisse une empreinte ou disparaît sans murmure, ces fragments de vies qui s’effacent ou s’accrochent à nos mémoires et provoquent larmes ou dérision.
Force et courage à toi pour contrer nostalgie ou regrets, nos existences en sont remplies et la bonde menace d’être engorgée si on n’ouvre pas à temps la vanne…
Un regard sur le sillage et l’autre (tous les autres) pour l’horizon, voilà une belle promesse de renouveau, qui chante déjà entre tes lignes… merci Francoise pour ta confiance à nous transmettre cet espoir de lectures à venir !