nouveau champ de bataille

Tu disais que tout allait trop vite, que tu n’avais pas assez de temps pour t’organiser, que de passer d’une chose à l’autre, ça finissait par te prendre au ventre. Tu disais aussi que ta cheville te faisait mal, tu pensais qu’il fallait vraiment ralentir l’enchaînement des tâches et la course des heures, tu avais même dit : « Exactement comme ça que c’est arrivé il y a deux ans, cet accident grave, cette chute dans le trou », donc tu le sentais venir, ton corps te le murmurait, il tremblait en disant les mots, et tu essayais d’être vigilante, attentive aux dénivellations dans la rue, aux aspérités des grilles d’évacuation et des caniveaux, pourtant tu n’as pas su. Et puis cette fois ça viendrait d’ailleurs. Les événements étaient en marche.
Il a fallu que tu ailles percuter un linteau de béton à hauteur de front, le genre de surface suffisamment dure pour stopper ta course folle, la chatte dans les bras, toutes circonstances contribuant à aggraver la situation et à te faire courber le dos à la façon d’un gymnaste, une petite seconde et quelque chose dans le temps qui bascule, qui s’arrête (était-ce ce que tu voulais ?), à moins que ce ne soit le monde lui-même qui a changé d’axe, et l’angoisse a monté très fort après le choc, cette violence faite à ton dos et le souvenir des mots que tu avais prononcés environ une semaine avant comme une prémonition (jamais tu ne pourras revenir en arrière, tu en as bien conscience), juste conserver en toi l’idée que parfois on sait, c’est inscrit mais on ne le voit pas, on ne veut pas le voir et même on lui tourne le dos.

Tu as attendu l’ambulance, brisée, la peur nichée partout dans tes yeux, dans tes mains, tu avais tellement besoin qu’on te rassure. Longues heures dans une petite pièce, scanner des dorsales au matin. Pas de miracle. Plusieurs semaines en corset, tu n’es pas étonnée. Les jours d’après tu n’as pas envie de répondre aux questions, le téléphone t’est pénible, tu laisses dire les gens — facile de causer une fois que le mal est fait —, les émotions traversées ont été trop fortes, et puis tu aurais tellement préféré qu’on te soutienne, qu’on te dise des mots d’amour ou autre chose, mais pas qu’on te fasse la morale, enfin ce genre de truc.

Du coup tu as dû inventer une nouvelle route, investir un nouveau champ de bataille, tout à portée de main pour minimiser les déplacements — thé, ordi, téléphone, ouvrages en cours de lecture. Souvent la chatte est couchée avec toi sur le drap, tout près. Tu entends sa respiration calme, tu envisages la douceur de son poil comme une promesse de guérison, ta vie contenue dans le grand Tout, la maison nichée dans son recoin de vallée, la chambre ouverte au soleil et propice à l’exploration intérieure. Tu revois le chemin parcouru depuis ton bourg natal au bord de la mer. Tu as longé l’enfance comme une vaste prairie, mordu dans l’âge adulte avec du vague-à-l’âme, cherché ta place, usé ta peau, pleuré souvent.
Et il y a cet instant précis où la lumière entre à plein et investi le champ du lit. Tu y es sensible. La chatte te regarde, allonge ses pattes tout en détendant ses mâchoires. Tu bouges avec précaution, tends la main vers elle, caresses son museau. Les bruits autour de la maison. L’univers vibre plus fort dans le cœur, la vie, ta vie encore préservée.

Photographie, Françoise Renaud, 1er juin 2021

9 commentaires

  1. J’avais mille choses à faire aujourd’hui et n’avais pas pris le temps de m’occuper de mes mails… et puis revenue à l’instant d’une cueillette de fraises avec Claire qui va pouvoir faire de délicieuses confitures (et m’en donner!) je me repose et prends ma tablette…
    Je trouve ton mail.
    Il me touche… je sens tout ce que cette chute a provoqué en toi… ça fait beaucoup… il y a de quoi être bousculée. J’espère que tu vas bientôt sortir de ton corset et reprendre tes gestes habituels, renouer avec la terre et le jardin, te plonger dans le bassin de nage…
    je t’envoie plein de pensées affectueuses… de gros bisous, et quelques caresses à ta douce petite chatte !

  2. Jacqueline Vincent

    Heureusement ta petite chatte est là… Elle ne sait pas les tourments qui envahissent le cerveau et l’âme blessée de sa maîtresse. Alors je me love entre vous, dans ce petit espace où doucement une petite place pour l’Amie lointaine creuse son nid et recueille la plainte… Justement, ce soir mon téléphone me démangeait et… je découvre ton texte et la possibilité de te dire que le « jour d’après » est là dans le ronronnement innocent d’une petite boule de poils et je suis lovée là…
    Jacqueline.

  3. Quelle force, ce début § Une telle universalité, ce « tu » employé. Ce texte me parle tellement. Merci de me l’avoir envoyé. Je t’embrasse.
    Je cherche comment m’abonner. Je suis une bille. 🙂

  4. Françoise, je ne sais pas quoi dire pour te soutenir plus, sinon que je pense très fort à toi. La chatte à tes côtés qui t’observe, qui à sa façon prend soin de toi, c’est important, bien plus qu’on ne veut l’admettre souvent. Elle est là, comme tous ceux qui t’aiment. Qui t’attendent pour de meilleurs moments, après toutes ces épreuves traversées.
    Au moins, tu n’as pas perdu ta plume, toujours aussi forte (comme toi, je sais!).
    Je t’embrasse

  5. Marie-claude Morote

    Ce lit défait à portée de nos yeux, une invitation à l’intimité de ton être meurtri, dedans, dehors… Les blessures s’ inscrivent dans le corps et le tien avance sur une corde dont tu cherches à maintenir l’équilibre entre des refrains-fractures dont tu te passerais bien.. La douleur nous « ennombrile » malgré nous, refermant la porte à d’ autres possibles et le chagrin phagocyte l’énergie.. Heureusement que les mots sont là pour toi, nous informant de tes errances dans une forme de solitude extrêmement touchante… Oui, tu sais regarder autour de toi la magie de la nature et ton regard esthète transcendant tes angoisses..
    Courage Françoise… Tant de douleurs autour de nous, tant de victoires aussi sur l’adversité et, parfois, des vagues de plénitude cueillies au fond de soi sans que l’on sache vraiment pourquoi…
    Fille de la mer, tu sais le sens de la marée !!!

  6. Chère Françoise ce beau texte dit l’essentiel et nous te rejoignons dans ton combat qui s’ouvre à la lumière

  7. Brando Alibert Jocelyne

    Françoise quel beau texte. En le lisant j’en ai eu des frissons. Tu sais que je suis là..et que je suis prête à être là pour te soutenir dans ces moments de ta vie torturée. Ta voisine

  8. Pascal Nyiri

    J’aime ce lit bureau d’écrivain. Et le chat s’y sent bien.
    Je suis désolé pour ta mésaventure.
    Tu es une grande sportive, tu vas te remettre rapidement.
    J’ai bon espoir de venir te visiter dans quelques temps, quand ce sera possible.
    D’ici là je t’embrasse et aime toujours te lire ici ainsi que les commentaires bienveillants de tes amis véritables.
    p.

  9. Conti Lydia

    Encore un coup du sort!!! Si je l’attrape , je le sors.
    C’est la même famille que les « pas de chance », je les connais, des malveillants, des maudits qui arrivent toujours quand on ne les attend pas et surtout sans crier gare. Des importuns en somme. Méfie toi Françoise, ça rôde, cache ta plume afin que nous puissions encore et toujours te lire avec plaisir.

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