écrit pour « les volcaniques », collectif La Cause des Causeuses, janvier 2025
J’ai étudié les sciences de la terre à l’université, appris les roches magmatiques et les fracturations de l’écorce, visionné les images de ceux qui pistent les éruptions volcaniques comme certains pourchassent les tornades | tout ça ne m’a rien appris de l’altitude, du feu et du souffre, de la longueur réelle des coulées de lave et de la taille des caldeiras, de la puissance des profondeurs | il m’a fallu le voyage pour éprouver le corps, le confronter à l’escarpé des pentes et à l’immensité des forêts qui conduisent vers ces lieux de grouillement des enfers pour toucher du doigt l’incommensurable l’imprévisible l’effrayant.
Années 80 | je naviguais en Asie en quête des folies de la terre | là-bas les volcans sont craints et vénérés comme des dieux, ils sont partie vive de la mémoire à brasser comme ça les fluides profonds jusqu’à les recracher bouillonnants effervescents, éternel processus de vie et de mort, cycles ininterrompus de destruction et de fertilité | lui s’appelait Gunung Gede et ça allait durer trois jours.
Nous étions partis au matin de la ville de Bogor avec un ami botaniste, je me souviens qu’on avait fait le détour par un village pour récupérer Rangga, un gars souriant et silencieux qui allait cuisiner, porter le bardas, s’occuper du campement comme il avait l’habitude de le faire lors des missions scientifiques sur le terrain | ainsi nous étions quatre | à peine enfoncés en cœur de forêt nous nous étions retrouvés seuls | le monde semblait vierge de toute empreinte humaine | lentement nous marchions à distance les uns des autres, dos courbés, souffles courts, et les cris des animaux nous surprenaient et nous faisaient relever la tête, nous ne parlions pas, chacun concentré sur son avancée, et la jungle était si dense et la lumière si ténue qu’on n’avait découvert qu’au tout dernier moment cette espèce de cabane avec plateforme sur le devant qui allait nous servir de refuge | je n’ai plus notion des heures, seulement me souviens du feu entre les pierres où cuisait le riz surveillé par Rangga, l’odeur de la pluie au soir, les larges palmes, le sommeil incertain et tendu | le jour suivant il avait fallu grimper encore, escalader entre les racines énormes, souvent faire le tour des troncs enlacés de lianes, l’humidité forte, les grondements de plus en plus présents dont on se demandait d’où ils pouvaient bien venir mêlés aux cris effrayants des singes | bientôt tout en haut l’infini désert de pierraille.
J’ai gardé en mémoire l’idée verte et profonde de cette immense forêt pentue avec le monstre caché sous nos pieds qui réservait ses secrets pour ceux qui atteindraient le sommet, ou plutôt les sommets, plusieurs caldeiras imbriquées à près de 3000 mètres d’altitude, chaos rocailleux d’une complexité indescriptible, et je me souviens du jaune canari très spécial des concrétions de souffre cristallisées contre le rocher, de l’âcreté des fumerolles qui s’échappaient des fractures et piquaient fort la gorge, composant un incroyable paysage de fin du monde.
Je m’étais assise seule dans ce décor, saisie par la gravité de ces instants privilégiés, impressionnée par l’intensité du spectacle | je savais qu’une journée entière serait nécessaire pour redescendre ces pentes si lentement gravies, des mois pour absorber le choc d’une telle expérience avant que d’autres monstres ne proposent leur effarante beauté à ma curiosité | ce que je ne savais pas, c’est que demeurerait en moi pour toujours l’énigmatique sourire et la braise dans les yeux de Rangga, endurci à l’épreuve du feu et de l’altitude.

Photographies libre de droits – 1 : Dan Meyers / 2 : Spenser Sembra
commenter je ne peux pas
juste dire merci
tu seras toujours la bienvenue et merci pour ça
Merci du partage par le récit, à distance de temps et d’espace.
touchée par votre écho sur ce voyage déjà loin dans le temps, encore frais en mémoire…
Merci Françoise pour ton récit qui me fait voyager. Tant de souvenirs encore présents dans ta mémoire malgré tout ce temps écoulé.
Bravo et encore merci
Le regard des hommes brille-t-il du feu du volcan ? À te lire, il semble que c’est parfois le cas… Merci pour ce très beau texte Françoise.
oui cet homme connaît sa montagne et le feu dessous depuis qu’il est enfant, le feu est rentré dans ses yeux…
Merci Françoise, pour ce beau voyage. Je me suis concentrée sur tes mots et monté avec toi vers « ces sommets » qui m’ont fait penser à l’Indonésie ou le Népal mais qu’importe, la route était belle.
les volcans ont tous des identités différentes, mais ils ont aussi quelques points communs… souvent ils émergent d’épaisses forêts et ils sont très pentus… en bref, ils se méritent !
Tu réveilles en moi bien de beaux souvenirs africains et européens (Nyiaragongo et son lac en fusion, Karisimbi et ses gorilles, Vésuve et les ruines à ses pieds, Etna et ses paysages grandioses) ! Ces monticules vivants m’ont toujours fasciné, autant qu’effrayé par leur puissance hors de contrôle. Ta description est magnifique : on y respire la forêt humide et on a mal aux pieds !
L’idée c’est que les textes réveillent quelque chose de singulier en chacun… et qu’ils donnent à sentir
merci Marc pour ton bel écho
Gunung Gede, ça ne s’invente pas, ça ne s’oublie pas quand on a fait corps avec lui.
Cela me rappelle le Tungarahua, montée en forêt puis à découvert sur sorte de granulat qui devient sable noir grossier pour arriver au glacier, le traverser, ressentir les odeurs de souffre, grimper encore jusqu’aux fumerolles qui nous faisaient tousser et transpirer. Les pieds sur le glacier et la tête dans le grouillement des enfers. Merci Françoise de me raviver ce moment
toi , marcheuse, tu connais ces pentes d’éboulis au-dessus du monde des hommes…
contente de ta visite… merci…
Ton texte est très beau, il sent l’humus et l’effort!
Un texte d’une beauté vivante et sauvage dont la force poétique ouvre pour moi la période du printemps des poètes qui a cette année pour thème « poésie volcanique »…
oui, c’est ça… on m’avait demandé de proposer un texte sur ce thème, justement en lien avec le thème du printemps des poètes, et il y a toujours matière à écrire, tu sais bien… en puisant dans le passé, le réel ou l’imaginé…
Je t’ai suivie dans cette ascension. C’était magnifique! C’est fou le pouvoir des mots! De tes mots. Merci.
Je relis ton texte pour la 3ème fois, subjuguée par cette écriture qui est tienne, remarquable, et l’ambiance que tes mots ressuscitent formidablement. Pour s’imprégner de toute sa richesse, ne pas hésiter, le reprendre, encore et encore…
merci pour ton attention et tout le reste…
je n’ai pas voulu faire quelque chose de spécial, juste raconter…