Les derniers mois ont eu de l’influence sur elle — je le mesure dès que j’arrive. Ils ont accentué sa surdité, voûté son échine, fragilisé sa marche. L’accumulation du temps. Aussi l’effet de l’hiver qui fait ployer les êtres dressés tout comme les arbres. Oui les mois d’hiver ont terni le fond des yeux de ma petite mère qui déteste les jours trop brefs, les séjours prolongés à l’intérieur, les après-midis vacants. Guère d’objectif sinon guetter l’averse, faire une partie de cartes ou le tour du cimetière pour visiter ses morts. Je le vois bien, je déchiffre son corps, j’entends sa plainte. Vivre encore. En a-t-elle le désir ? Il ne faut pas que j’oublie l’âge que j’ai. Elle le répète. Ce temps qu’on ne sait plus meubler et dont on ne profite pas malgré la menace omniprésente de la fin.
Le soir on regarde ensemble un film profond et sensible. Il parle d’un homme jeune atteint d’une maladie incurable qui doit se préparer à mourir. L’acteur est impressionnant, si près de la vie réelle. La mère lui a volé une partie de sa vie, elle fait son chemin elle aussi. On a des larmes dans les yeux. La vie, la mort, ça nous remue. Elle voudrait que cet homme puisse retrouver ce fils qu’il n’a jamais connu et qui vit dans un autre continent. Gros plan sur la porte de la chambre dont la poignée s’abaisse. Elle dit C’est lui. Mais non. Après le film, elle s’accroche à moi, griffe ma main, la serre à faire mal. Elle a peur, je crois, peur pour elle-même. Il arrive un moment où on a peur, c’est normal. Je le lui dis. Je lui demande qui elle est au fond. Elle répond. Moi c’est vous deux — elle veut dire mon frère et moi. Je murmure. Je suis là, je suis là pour toi. Je suis là mais dans quatre jours je serai partie. Elle a peur d’être seule. Elle dit qu’à la maison de retraite, il y a souvent de la musique. On dirait qu’elle veut y rentrer, elle sait pourtant que c’est une page qui se tournera à jamais quand elle le fera. On dirait qu’elle veut s’en remettre aux mains des autres, la sève lui manque. Je ne peux pas la retenir. C’est ta vie, tu feras ce que tu souhaites.
Photographie françoise renaud, février 2024
Que ce texte me remue… Car ce moment de glissement vers la vieillesse est insupportable pour nous qui voudrions retenir la vie… Mais c’est inéluctable comme la mer qui ronge la falaise. Un doux accompagnement même de loin, vous reliera à jamais.
retenir que tout est si précieux…
en fait je goûte autant que possible chaque instant
et toi aussi, tu nous accompagnes…
Tellement troublée par ton texte
« la sève lui manque. Je ne peux pas la retenir »
être là simplement et voir apparaître le chemin de la séparation et de l’éternité
Poignante étape que celle d’accompagner sur le chemin rocailleux des derniers souvenirs à construire.
Qu’il vous soit aussi paisible que possible à toutes les deux, très chère Françoise !