… ce manque encore qui revient…
ce manque qui va finir par gratter creuser le moral comme le filet d’eau acide lime le rocher… ce manque de contact avec les autres, avec la peau des autres, seul, avec le poudroiement de soleil dans la fenêtre ou la petite pluie ou le crachin qui a investi le dehors et brouillé le paysage, car depuis quelques jours les frontières connues sont balayées et le corps n’a plus d’expérience là où il s’enfonce dans la forêt, errant solitaire dans la verticalité des fûts et le fouillis du sous-bois avec les bêtes qui murmurent et le peu de lumière qui franchit la canopée, le présent vacille, le réel devient provisoire, corps isolé décalé éloigné dans le jeu des ombres et le débit fragile du temps, chacun dans sa case, dans son placard en train de téléphoner recherchant la consolation comme il peut, tous les autres corps hors d’atteinte
— je veux parler des autres corps vivants —
les morts eux sont évacués, parfois en convois militaires, pas de célébration ni d’effleurements de mains au bord du cercueil — comment supporter la disparition sans toucher la joue, la peau, la masse durcie du corps, sans rendre hommage à la vie d’une femme, d’un homme ? —, finalement peur de perdre quelqu’un en cette période noire sans pouvoir l’assister jusqu’au bout et le porter en terre décemment, et nous sommes nombreux à penser cela alors que nous avons de vieilles mamans qui pourraient tomber s’il venait à y avoir trop de tangage, et je le lui dis à la mienne, je lui dis qu’elle doit cultiver ses forces et fortifier ses muscles en usant de son heure de marche permise, elle dit oui mais elle a peur de s’éloigner de la maison, d’enfreindre la loi, « voyons ne t’inquiète pas, ils ne te diront rien du moment que tu as ton papier (ils en distribuent quatre tous les jours avec le journal, me dit-elle) ou si tu as oublié d’indiquer ton heure de départ, ils ne te diront rien », du coup aujourd’hui elle a osé, elle a poussé le portail, il faisait un peu frais, elle s’était méfiée et avait pris son écharpe, elle a regardé sa montre quand elle a pris à gauche par le chemin creux puis elle a fait le tour du lotissement, ça faisait un peu court, du coup elle l’a fait une deuxième fois, elle était contente de son tour comme d’un exploit, contente d’avoir mis en branle son corps vieux de quatre-vingt-dix ans, du coup une part d’après-midi était passée, alors continuer à accompagner encourager guider aimer à distance en suppliant qu’on puisse se revoir bientôt pour s’embrasser (se prendre au creux des bras et se serrer jusqu’à faire mal), et aujourd’hui elle me dit que Marcel a perdu sa mère — elle s’appelait Rolande et avait épousé un copain de régiment de mon père —, oui hier matin Rolande est morte de chagrin de ne plus voir son fils, car le fils passait tous les jours la voir depuis qu’elle était « en maison » et tous les jours elle attendait ce moment, ce lien magnifique entre eux jusqu’au bout ou presque, et c’est terrible une chose pareille de mourir de ne plus voir son enfant, seul visage qui comptait encore et lui apportait un peu de paix, maintenant c’est fini, le fils sera seul devant le trou au cimetière qui domine la mer et il n’y a rien que l’on puisse faire pour soulager sa peine, et ma vieille maman pleure elle aussi de cette perte, au téléphone je la réconforte « s’il-te-plaît calme-toi, tu sais comme moi qu’elle était au bout du rouleau, tu te souviens de cette fois où nous l’avions vue ensemble ? », elle se reprend et se lamente de ne pas pouvoir assister à la mise en terre, « mais tu penseras à elle, n’est-ce pas ? nous penserons tous à elle », son si doux sourire
Jacki Maréchal, Femme au chat noir, série Ontologie urbaine, 2010
Ce toucher qui nous manque comme ont dû le subir les humains au temps de la peste, de la lèpre.
Contact lointain, permis, qui ne nous satisfait qu’à moitié, besoin de vouloir toucher ceux qu’on aime, d’approcher nos amis de les serrer dans nos bras.
Pire encore, ne pas pouvoir toucher nos défunts, les laisser partir seuls, comme s’ils n’avaient jamais existé.
Le deuil va être dur, cela laisse des traces.
Très beau texte qui m’a profondément touchée au plus profond de moi même, touchée comme l’est ta maman, et on la comprend. La peur est autour de nous, elle rôde, même si on essaye de faire comme si… nous avons peur pour nos proches, nos amis…
Et pourtant le printemps est là, les arbres en fleurs, les fleurs dans les champs, la nature éclate de tout côté… le printemps ne sait pas, mais nous oui…
Oh oui je penserai à l’Amie de ta maman ce soir, tiens, quand nous sortons à 20 h. Applaudir nos soignants et nous dire d’un balcon à l’autre que nous sommes encore vivants… Mes mains caresseront alors les corps enfouis seuls et diront en prières des mots tendres à tous ceux qui restent et pleurent… Dis à ta Maman la communion des corps et des pensées que le vent ou les nuages pousseront de Maurienne vers là-bas, ton Pays du grand Océan…
Jacqueline.
Merci Françoise, pour tes mots. Nous penserons à elle… Nous penserons à elles : elles toutes, et à eux. Nos « anciens », comme disent pudiquement nos politiques. Nos parents. Et nos enfants… Et tous les autres. Les frères et soeurs, la famille, les amis. Nous pensons à eux. Et je pense à toi, à vous.
Après, tu verras, les liens seront plus forts. Il faut y croire, à ça aussi. Et écouter les oiseaux qui chantent, indifférents au malheur des hommes.
Vivre confiné par obligation ce n’est pas de nature humaine.
Échanger rencontrer partager c’est un besoin.
J’imagine ta maman se remémorant ses souvenirs avec Rolande qui s’en est allée toute seule, sans voir son fils… Ne pas pouvoir assister à l’ultime adieu la laisse dans un grand désarroi, le cœur meurtri.
Merci pour ce beau texte réaliste et émouvant. Oui, ces contacts humains nous manquent, cette communication des êtres entre eux par le toucher, les embrassades qui réchauffent. Moi,j’aurais besoin d’aller dans les bois pour embrasser le tronc d’un arbre,me fondre en lui. Très dur….
Merci à vous tous pour vos échos qui me touchent et soutiennent…
Je les ai lus ce matin à ma petite maman, par téléphone bien sûr, et elle a été profondément émue…
Les mots nous permettent ces échanges, les mots dits à haute voix, mais aussi les mots posés sur la page ou l’écran…
Continuons à cheminer ensemble et à nous réconforter, c’est le mieux que nous puissions faire.
Je sais que tu n’es pas méchante et pourtant… tu m’as fait pleurer, du moins avoir envie de le faire.
comme cette femme au chat noir et ton texte sont beaux et mettent un peu de lumière dans ces jours de confinement
Merci ma toute belle
à fleur de peau
la caresse des premiers instants d une maman
ses mots ses yeux d une infinie douceur
une maman offre son corps
les flots rugueux de la tempête ont buriné son âme
apaisée fragile sereine
« elle pousse le portail »
Les corps vivants et ceux qui ne le sont plus (corps morts ne me plait pas en me relisant et cadavres est trop réducteur…).
Oui nous avons la chance d’être vivant, oui on peut mourir de chagrin et non il ne faut pas abandonner le lien même s’il est provisoirement virtuel. Que cette période nous permette de méditer cette leçon et de ne plus oublier de prendre du temps pour ceux qui nous sont chers et pour nous même. Merci pour ce texte si touchant