en mon for intérieur – jour d’après #3

Temps humide, tourmenté. Il a beaucoup plu ces derniers jours et la rivière a pris ses aises, bousculant ses rives.

Dans ma solitude habitée d’arbres et de rivière, je pense aux autres, ceux que j’ai appelés régulièrement ces deux derniers mois, ceux qui ont eu du mal, ceux qui vivent seuls et ont traversé des jours maussades, ceux qui ont perdu quelqu’un, ceux dont la voix pouvait un court instant me rendre joyeuse, ceux qui n’en pouvaient plus de tourner en rond, ceux qui avaient quelque chose à partager, ceux à qui je donnais un bout de lecture, ceux qui prenaient les choses du bon côté.  Aujourd’hui on croit que c’est fini alors que tout se poursuit avec la même tension, la même cadence. Je sens le monde se cabrer et se rétracter sous l’effet de la multitude qui veut recommencer à dépenser posséder hurler festoyer prendre le métro ou le train. Qui va tirer leçon de tout ce qui est arrivé ?

Ici rien ne bouge.

Ici rien ne change en dehors des plantes potagères qui profitent, des arbres en fruits, des fleurs qui passent et de celles qui s’annoncent. La lumière est si douce. J’ai cueilli les toutes premières fraises, tout à l’heure je ramasserai les toutes premières cerises. Je n’ai toujours pas repris mon roman en cours, ça ne vient pas, ça ne veut pas. Je me consacre à poser des petites choses sans beaucoup d’importance, à faire des bilans qui ne servent à rien. Je ne sais pas où conduire mon combat, sur quelle terre à nouveau créer. L’impression d’une attente sourde, d’un loup tapi dans le bois.

J’ai arrêté de relever le nombre de morts par pays, d’écouter les blablas irritants sur les chinois, les soit-disant vieux, les écoliers, les déconfinés. J’essaie de repérer ce qui est en vie, le souffle interne à toute chose, au ciel et à l’eau. À l’intérieur de moi aussi. Je cherche le silence de mes veines, le cliquetis de mon usine biologique interne. Je cherche mon feu, mon énergie mentale, mon désir de faire, ma soif.

Tout à l’heure je vais appeler celle qui vit seule dans un coin de Bretagne, qui tient le coup et marche sans soutien à 91 ans. Ma petite mère. Elle va me raconter sa journée, à qui elle a parlé, ce qu’elle a mangé au déjeuner. Elle a perdu plusieurs personnes proches ces dernières semaines et n’a pas pu les enterrer. Même pas de messe pour Pâques. Tu te rends compte ! ça n’était jamais arrivé, même pendant la guerre. Elle se contente de peu, lit la rubrique nécrologique sur Ouest-France, tricote pour un bébé annoncé. La vie lui réserve encore quelques douces perspectives.
Sa voix me fait du bien, me rassure – lointaines réminiscences de berceuse ou comptine quand elle se penchait sur moi pour me consoler d’un cauchemar ou me soigner quand j’étais malade.

Ici. Maintenant.
Loin des villes, loin des tumultes.
Déjà songer à la saison prochaine, rentrer du bois pour qu’il sèche aux canicules d’été, garnir l’étagère aux confitures dès que les fraisiers donneront à plein, plus tard d’autres fruits juteux et colorés. Est-ce donc cela, vivre : ambitionner de marcher entre soi, de suivre deux lignes parallèles qui s’inventent entre rue et ruisseau, entre gestes quotidiens et acte d’écrire, entre soleil et corps contenu dans sa peau ? Car nous avons à vivre, écrivait un ami ces jours-ci et il faudra bien trouver sa manière en arrière du mur qui isole des bruits, composer avec l’herbe en désordre et les murmures de l’eau et de l’âme.

Photographies : Françoise Renaud, 12 mai 2020

7 commentaires

  1. elianeberthelot

    Je ne sais que dire, tout est tellement vrai…ce déconfinement on l’attendait, et puis avec tous ses dires, on ne sait plus comment faire, qui croire, il y a tellement d’incertitude…
    alors on reste là , à penser, à tourner en rond …..

  2. Malgré les hospitalisations et les décès, il s’agit quand même d’un « revival » et ta mamouchka en fait partie. Tu vas voir que bientôt, l’inspiration sera vraiment là.

  3. Nyiri Pascal

    Le ruisseau de ton écriture chante en moi.
    Je t’embrasse Françoise.
    Continuons d’écrire !
    Pascal.

  4. Le jour le jour ne peut être surpassé que par le jour le jour et ses herbes, et ses bruits de petite eau… Merci Françoise, encore un bon moment en ta compagnie…

  5. Conti Lydia

    Belle constatation, écho de tes humeurs, de tes partages, de tes écoutes et échanges si appréciés.
    Ta vie intérieure si dense se révèle dans ce beau texte. Merci Françoise.

  6. Morote Marie-claude

    Je sens tellement ce sentiment de solitude qui t’ habite, te couvre d’ autant plus les épaules et le cœur en cette période de retrait majoré.. Quand plus rien n’avance selon nos ressentis, comme si nous étions en hibernation hors saison, que faire ? Laisser les mots délester le fardeau qui ronge le cœur et tellement davantage. On a juste envie de te serrer dans les bras, le temps d’un long soupir… Nous savons tous qu’une fleur apparemment fragile réussit à défier le béton et à illuminer de sa beauté un paysage condamné.
    Merci pour tes textes si encreurs dans l’émoi de l’autre. Je t’embrasse

  7. Jacqueline Vincent

    Dans mon antre aussi rien ne bouge… Entourée de mes livres ici et maintenant, hier comme aujourd’hui le temps s’est arrêté… Mais non, voilà ce coeur qui bat là et me fait signe : »PULSION VIVRE » et ce feu qui traverse les pages et l’espace pour une pluie de poésie qui embrase cette grise journée où rien ne bougeait…Tu vois comme j’ai besoin que d’autres mots viennent éclairer demain mes journées sans soleil, alors je compte sur toi !!!! Jacqueline.

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