Alertée dans son repos – un bruit sans doute, une musique provenant d’une autre maison, un raffut de chats dans la ruelle — ou bien hélée par quelque chose d’important qui serait en train d’arriver quelque part dans le voisinage et qui pourrait la concerner, elle se redresse sur le lit, se lève, s’approche de la fenêtre pour regarder dans l’espace entre les volets, forcément cligne des yeux à cause de la lumière qui cogne — on est en plein après-midi —, avec ça les résonances du dehors, les rumeurs du garage à côté, les gens du quartier qui discutent en revenant du tabac ou de la boulangerie, le flot ininterrompu des voitures sur l’avenue pas loin. D’une seconde à l’autre il lui semble que l’ombre des bâtiments projetée sur le bitume et sur la palissade qui borde le trottoir se modifie, s’obscurcit si bien qu’elle se sent basculer, se retient au rebord de la fenêtre, lentement pivote. Et c’est dans ce vertige, cette rotation soudaine qui surprend le corps et le tord jusqu’aux limites de sa souplesse que le paysage se déplace lui aussi, et ce n’est plus la rue qu’elle voit mais l’arrière des façades brusquement révélé par une lumière splendide juste avant le crépuscule — tiens, ça n’était pourtant pas encore le soir et de ce côté il n’y a pas de fenêtres. La ligne des toits ressemble à une ligne de flottaison, une ligne de partage entre l’eau rouge du ciel et le lit noir de la terre — on n’imaginerait pas qu’autant de personnes vivent dans une zone si petite presque au ras du sol sous l’embrasement solaire. Les verticales se dressent autant qu’elles peuvent, le zinc des gouttières suit des chemins obliques, des passages s’inventent, toujours des escaliers débouchent sur d’étroites courettes pour se hisser à nouveau jusqu’à des greniers aménagés ou non. Cheminées, blocs d’aération, antennes paraboliques, éléments bien visibles contre les nuées embrasées telles des antennes d’une entité biologique vivante. Le foisonnement humain ressemble à celui des cloportes qui se reproduisent après l’hiver dans le bac à gravats sous l’escalier (celui qu’elle emprunte plusieurs fois par jour). Il suffit de soulever une pierre pour les surprendre, surtout la nuit — elle l’a souvent fait — et elle avoue que ça la dégoûte un peu, ces carapaces noires qui grouillent dans la poussière, impossibles à écraser.
un texte écrit dans le cadre de l’atelier d’été 2018 Tiers Livre « Construire une ville avec des mots »
Ce qui était proposé en 20′ d’écriture : et si on regardait ce qu’il y a dans le dos du narrateur ? derrière, ou sur les côtés ? toujours dans l’idée de solidifier le territoire qui peu à peu devient fiction.
Photographie : Françoise Renaud, 2017
Là, je rentre sans complaisance dans la ville et je peux imaginer une certaine décrépitude et des façades sans grâce ni lumière… où le soleil couchant éclaire cependant les toits et les arrières cours où la vie grouille comme les cloportes… une image forte qui parle mieux que tous les discours. Le décor est planté.. Nous attendons la suite. A très vite. Jacqueline.
C’est toujours un plaisir de te lire, c’est un peu comme un feuilleton, cela me renvoie à des années en arrière, lorsqu’avec ma sœur, nous nous « jetions » sur le Midi libre, pour lire la bd en bas de page (il y avait peu ou pas de livres chez nous)…..
Je pars flâner cette am à Montpellier, sous la chaleur, le regard sera sans doute différent, mais parcourir ces veilles rues reste toujours une découverte….
A bientôt,
Eliane
Regarder en arrière, élargir son horizon, en voilà une matière à réflexion.
Au propre, on découvre certainement ce qu’on n’avait qu’aperçu, au figuré, ça remue!
Belle description de tout ce qui se passe dans notre dos mais aussi projection sur les humains qui y vivent et qu’on ne voit pas nécessairement.
Un sérieux exercice de style, le tien, celui qu’on reconnaît tout le temps par le choix des mots et les phrases imagées.
Toujours un plaisir de te lire.