Les Fougères, vendredi 2
J’ai décidé d’écrire une sorte de journal afin de mentionner ce qui arrive dans la simplicité. Si j’y parviens, peut-être que je verrais où en est mon écriture, où se situe ma soif, où se fixe principalement mon attention. Parce que c’est quoi vivre ? S’abandonner au temps, l’observer comme un miracle ou ne pas l’observer du tout ?
samedi 3
Un texte à propos d’un rêve m’est venu ces jours-ci, une histoire de fuite en avant. Un groupe d’hommes marchaient à travers une forêt. C’était puissant le temps du rêve. Soudain une rumeur de bêtes s’était manifestée et les bêtes avaient commencé à courir elles aussi pour les accompagner dans leur voyage. Présence, grognements, odeurs de chair sauvage.
lundi 5
pieds nus j’allais
gorge nue je chantais
petit à petit la fissure s’ouvrait

mardi 6
L’acte d’écrire chaque jour trois petites lignes résonant l’une avec l’autre devient comme un chemin familier. Il ouvre un espace d’écriture inattendu — c’est prévu durer une année sur proposition d’un ami. Je crois que nous sommes six à le faire autour de lui depuis des lieux différents, Californie, Canada, Sud et Centre de la France. Les textes se conjuguent, se confrontent, parfois se répondent. Peut-être que toute cette matière prendra forme un jour et deviendra un arbre.
mercredi 7
Le couple d’hirondelles de cheminée qui loge chaque printemps dans le hangar est enfin revenu. Leur nid de boue les attendait, il ne peut servir qu’à elles. Je suis heureuse de les voir fuser à travers l’espace d’une poutre à l’autre, d’un coup s’enfilant par la porte et montant jusqu’au ciel. On peut à peine les suivre des yeux tellement elles sont véloces.
J’ai lu qu’elles pèsent une vingtaine de grammes et qu’elles peuvent vivre quinze ans. Prodigieux, c’est le mot qui me vient…

jeudi 8
La grande parcelle en face de la maison a été retournée ces temps-ci. Pierre y a semé du tournesol. Bientôt ce sera magnifique, un hectare de grands soleils qui se tourneront vers nous.
Je pense à un tableau de Ceija Stojka, artiste rom rescapée des camps de la mort. Il s’agit d’une acrylique sur carton qui représente un champ aux corolles graphiques et torturées. Le champ est bordé d’arbres noirs. Dans le ciel des silhouettes de corvidés en chasse. Ceija se cachait dans ce champ avec son petit frère quand elle était enfant. Elle signe toujours avec une petite branche d’arbre dessinée dans le coin droit en bas. Je ne sais pas pourquoi cet acte me touche autant.
samedi 10
Mon histoire chamanique se poursuit comme un rêve. Sûrement une façon de me remettre en selle et de retrouver mes Hommes du Nord. Ils m’attendent depuis longtemps, enfermés dans le roman inachevé.
J’ai écrit :
« Juste après, nous entrâmes dans une espèce de ronde et nous commençâmes à avancer de plus en plus vite. Les pieds ne touchaient plus le sol. Bientôt il y eut des bêtes autour de nous, des bêtes lourdes et sauvages. D’où venaient-elles ? Sans doute de ces zones de prairies au-delà des falaises bleues encore inexplorées. D’abord nous entendîmes leurs souffles qui répondaient aux nôtres, constituant une sorte de rumeur chaude et insolite qui remplissait l’espace à l’entour et constituait un brouillard sonore, et cette rumeur nous soutenait plus que tout dans notre progression jusqu’à nous faire frissonner. Non, nous n’avions pas peur d’elles, elles n’étaient pas ennemies, bien au contraire elles étaient de notre côté, et elles nous rassuraient avec leur odeur de suint et de cuir et de chair vivante, elles nous encourageaient à demeurer encore sur le fil mince et abrupt entre vie et survie, entre respiration et arrêt de la respiration.«
mercredi 14 mai
Long message de M. qui me parle d’une escapade au bord de la Méditerranée avec son amoureux. Elle a vingt-quatre ans et elle a pris de grandes décisions. J’admire sa jeunesse, son impatience, sa quête au-delà de la vie immédiate et de sa carrière professionnelle brillante. Elle veut se rendre utile, « aider les femmes », et elle a sa petite idée là-dessus. Elle réussira. Elle me propose une date pour passer me voir. Tout de suite je la note et l’entoure de deux cercles en couleur.

jeudi 15
Je reçois des nouvelles d’une amie que j’accompagne en écriture. Elle séjourne en ce moment à Istambul à la maison Baldwin et elle se perd dans la ville. Elle cherche à retrouver des lieux et des sensations vécues l’an dernier lors d’un bref séjour mais les choses ne marchent pas comme ça. Les quartiers changent de façon imprévisible, des restaurants ferment, des immeubles disparaissent. Elle dit « qu’elle ne sait pas écrire dans cette maison cossue », la chambre est trop grande et les bateaux qui glissent sur le bleu du Bosphore l’entraînent vers d’autres pensées. Ne serait-ce pas là justement l’objet du journal qu’elle se promet d’écrire ? Se perdre ?
vendredi 16
Les floraisons explosent de toutes parts et le vent de printemps les froisse, les transforme en massifs vivants et somptueux. Les espèces sauvages se mêlent à mes plantations d’une année. Les sauges déjà ont beaucoup grandi et elles fleurissent abondamment. Les iris plantés à la va-vite à mon arrivée ont pris de la force et s’alignent avec leurs pétales veloutés mauve ou grenat. Leurs corolles largement ouvertes ressemblent à des têtes d’animaux et me reconduisent vers Georgia O’Keefe. Les banquettes des fossés elles aussi sont folles d’herbes qui peuvent s’élever jusqu’à la taille, on pourrait s’y noyer, d’ailleurs les petits animaux s’y cachent volontiers. Ma poulette, solitaire depuis les attaques de buses qui ont mangé ses deux compagnes, disparaît totalement dans une forêt de genêts à balais, de plantain et de graminées.
J’observe, je fais des images, mais rien de tout ça ne parvient à donner idée vraiment de ce qui est en train de se passer en cette période de transition entre le froid et le chaud, entre printemps et été.
Je marche dans la lenteur à travers la prairie et les parcelles aménagées. Je vois bien que ça se joue dans la mouvance des ombres et des couleurs et que ça se développe de façon lente dans une continuité incomparable.
samedi 17
Je fais visiter le jardin à des gens du village qui m’ont porté quatre pots de miel. Lui s’occupe de ruches et il raconte comment les abeilles sont devenues une fascination pour lui. Il se préoccupe de leurs activités, de leur confort, en fait il veille sur elles. Du coup on parle d’installer une ou deux ruches dans la prairie sur le coteau. Il me parle aussi d’un tableau ancien grand format, portrait d’un jeune homme avec chien, dont il a hérité il y a longtemps. Ce tableau est toujours dans son grenier, il ne sait qu’en faire. Il va rechercher le nom du peintre et on regardera s’il vaut quelque chose. Avant de partir, je leur montre les œuvres de Colette Richarme que j’ai la chance de posséder. Aussi un beau portrait de femme peint par Jeannine Gilles-Murique dans les années 1960. Ils regardent avec attention et puis ils s’en retournent chez eux.
dimanche 18
Chaque déplacement à travers les jardins m’apporte de la nouveauté. La vie des oiseaux change aussi. J’essaie de comprendre là où ils sont dans la construction de leur nid et dans leurs ébats et j’imagine leur prochaine couvaison. Leurs cris changent aussi. Plus harmonieux, plus larges. Peut-être plus heureux.
lundi 19
pas la peine de savoir
juste faire simplement
sentir vivre


mardi 20
Écrire modifie forcément le regard et réciproquement. Écrire renforce le temps et épuise les nerfs. On voudrait presser comme on le fait avec les fruits pour extirper tout le jus. Les années passent et ça ne s’épuise jamais. Il y a toujours tant à travailler. Je me souviens de lecteurs qui me demandaient si j’avais peur d’arriver à épuisement. Aujourd’hui je répondrais qu’écrire n’est pas une question d’imagination mais d’observation et de travail.
Souvent je me sens très seule dans l’écriture. Je partage certains textes sur la toile et j’aime quand des échos me parviennent.

mercredi 21
Il faudrait que je travaille bien davantage. Jusqu’à saigner m’avait dit un jour un écrivain à quelques mois de sa mort. Il était bien trop jeune pour partir. Oui, il le faudrait.
jeudi 22
Je me demande où sont passées mes hirondelles.
vendredi 23
Les petits pois sont bons à ramasser. Le plus long c’est de les écosser. Ensuite nettoyer la place et préparer la terre pour une autre culture.

dimanche 25, Eyjeaux, marché de printemps
Lever tôt. Mon corps déteste se lever tôt. Temps doux pendant la traversée du paysage vert. Dans la matinée, premier accueil à mon Carnet de Murmures qui se voit bien sur la table de livres.
Je m’aperçois que je n’en ai pas encore parlé dans ce journal. Il y a eu l’arrivée des deux cartons il y a quelques jours, la découverte de l’objet, l’agitation autour, les pages que j’ai remplies pour le présenter, les réactions des amis et les premières commandes. Ce n’est pas le premier livre de ma vie, pourtant l’émotion est là, l’impression d’avoir mis de la distance entre le travail et le résultat du travail. Je crois que c’est une belle édition, le papier est beau, la couverture (que j’ai conçue) ne me déçoit pas. Le faire vivre à présent.
lundi 26
De la fatigue accumulée. Je m’accroche, prépare mes affaires. Demain matin, en route vers l’océan et les plages que je connais par cœur.

mercredi 28, Côte de Jade
Route d’une traite tel mouvement ininterrompu jusqu’à la côte et l’espace ouvert jusqu’aux îles, accueil à bras ouverts, émotion à voir les détails quasi invisibles du vieillissement chez elle mais tant de joie. Le ciel a une couleur grise pareille à celle de l’océan. Prendre soin de l’autre quelques jours, penser aux heures qui viennent, aux repas que nous allons partager, aux gens que nous allons visiter. Le marché du matin, oranges et crevettes grises. On prend le temps comme il s’annonce.
jeudi 29, Côte de Jade
coulent les heures
en territoire connu
arbres face à la mer
samedi 31, Côte de Jade
Dernière journée avec elle. Aujourd’hui elle est vêtue d’une chemise kimono fleurie à fond rouge. Elle est magnifique. Dans huit jours elle aura 96 ans.

Photographies mai 2025, ©Françoise Renaud
C’est magnifique, Françoise ! Tu écris ton quotidien, mais ton écriture n’est jamais anodine… « L’acte d’écrire chaque jour trois petites lignes » semble se poursuivre au travers d’autres lignes, qui ouvrent un autre panorama, un archipel de mots qui font un territoire, le tien. Merci pour ce partage.
tu réponds donc à ma question, il faut tenir bon et être rigoureux mais ça vaut le coup…
ton soutien éveille une envie de composer aussi « un archipel » pour le mois de juin…
merci ami Philippe
Voilà qui est nouveau… et bien agréable. Et donc, nous sommes conviés à te suivre de près, voire à naviguer de conserve avec toi. C’est chouette! J’ai fait un calcul, inspiré par les hirondelles et en gardant le même rapport poids/an ; ainsi, je dois vivre 300 ans (sauf vraisemblable erreur de ma part, les maths m’étant étrangères). Toi, continue !
l’exercice est périlleux entre intimité et volonté d’intéresser celui qui passe par là… ton écho me conforte dans cette décision
super constat en effet pour les hirondelles… pas encore eu le temps d’aller voir où en sont les miennes dans leur couvaison depuis mon retour de l’ouest hier, mais ça ne va pas tarder
salut à toi, Den, cher compagnon
Ma Françoise, quelle bonne idée de nous faire faire un bout de chemin avec toi ! Et toujours avec cette écriture à fleur de peau , à fleur de femme, à fleur de vie ! Avec toi toujours.
te voir ici est un grand bonheur
j’accueille ton élan généreux et à tout bientôt
Journal-jardin, mélange subtil et si bien dose d’observation, de vie et d’écriture, de la grande cuisine, me suis régalée.
merci Juliette pour ton écho de lecture qui vaut beaucoup pour moi car tu t’y connais toi aussi dans ce genre d’exercice.
Et oui tout à fait ça, journal-jardin, avec application et observations ! à suivre pour juin si je tiens bon !
Hirondelles… Coquelicots… Et le passage du temps… Un Bonheur de te lire, une consolation qui vient sécher mes larmes. Aujourd’hui dans la solitude d’un compagnon de vie perdu vers les grands horizons.
douceur vers toi avec mes hirondelles en pleine poésie
tu sais combien je suis avec toi, tout à côté…
Les oiseaux le jardin l’écriture…
Tout ce qui remplit ta vie et nous la faire vivre.
Partager quelques moments avec toi. Merci Merci
Avoir écrit ce journal vaut la peine rien que pour avoir un écho de toi ! cet écho m’honore et me réconforte
Un grand salut à toi, chère amie de Haute-Maurienne
samedi 10… tu savais que je m’arrêterais à cette date, ils sont là, enfouis entre les coquelicots, les iris et les petits pois, ils prennent leur temps, regardent tes hirondelles mais, ils arrivent « nos » hommes du Nord!
Je sais que je les retrouverai un jour… et toi aussi.