récit de l’ouest sauvage

à chaque retour au bord de la mer dans la maison d’enfance, je trouve le moyen de grimper au grenier —  quand nous étions enfants c’était un vrai grenier, transformé depuis, du moins en partie — et je revisionne des phases de vie, des événements qui avaient marqué la famille, des moments d’adolescence, des jours de solitude et même certaines heures de jeu avec mes cousines, je retrouve des courriers ficelés avec des écritures connues, je m’empare de livres écornés et fouille le fond des placards comme si j’allais y dénicher quelque objet insolite, vêtement ou jeu de sept familles s’attachant à d’insoupçonnables souvenirs, et cette fois c’est un coffret en bois au décor bien modeste qui retient mon attention : modeste mais quand même, joli format carré, teinte sombre, dessin gravé sur le couvercle puis peint de façon élégante si bien qu’il paraît presque presque fondu dans le bois sauf le col blanc du personnage qui contraste avec le fond, et aussi le mot de six lettres inscrit en bas et un peu en travers apposé telle une signature et venant préciser le nom du port de pêche de Loire-Atlantique où je suis née et où s’est déroulée mon enfance, objet proposé au tourisme balbutiant dans l’immédiat après-guerre dans les boutiques à souvenirs installées sur le môle

le personnage : homme jeune croqué en plan américain avec costume et chapeau qu’on identifie tout de suite comme bretons en dépit du croquis plutôt rustique, joli port de tête, sourire doux, regard tourné sur le côté comme s’il regardait quelque chose d’agréable, quant à la veste elle est vert sombre et propose plusieurs revers avec, juste en-dessous, un plastron en tissu rouge

le coffret a été acheté en 1946, ma petite mère avait alors dix-sept ans

elle me le dit sans même prendre un instant pour rechercher la date exacte quand je lui montre l’objet, elle s’en souvient très bien, c’était lors d’un voyage de jeunes filles organisé par une commune de l’arrière-pays où elle passait sa première année en tant que maîtresse d’école et toutes étaient allées à la mer pour une joyeuse partie de pêche, ce qui ne lui avait pas spécialement plu à elle, enfin le fait d’être entre jeunes filles oui peut-être, mais le fait de marcher dans l’eau froide et de fouiller la vase avec la main ou un outil, ça pas tellement — non franchement la pêche ne serait pas quelque chose dont elle pourrait raffoler un jour –, en fait elle ne se doutait pas que de proches événements allaient la ramener en ce lieu de mer et qu’elle y passerait une très large part de sa vie, y aurait des enfants, y vivrait des bonheurs et des chagrins, y résiderait encore en son grand âge et visiterait ses morts enterrés de plus en plus nombreux dans le grand champ de sable ceinturé de vieux murs, enfin voilà ce qu’elle me dit maintenant que je suis devant elle, coffret entre les mains, affirmant que si elle n’avait pas eu de goût pour la pêche ou la baignade — il est vrai qu’elle ne possédait pas de costume pour cela –, elle avait apprécié en revanche la balade sur le port, les oiseaux qui criaient, les bateaux amarrés où s’affairaient des hommes aux mains puissantes, et c’est en cette occasion qu’elle avait acheté la boîte en bois, boîte à trésors que j’ai tout de suite rangée dans mon bagage, elle m’a affirmé que je pouvais, qu’elle serait mieux chez moi que dans un placard du grenier et en plus si ça me faisait plaisir, alors c’était parfait, cette même boîte désormais posée à ma droite sur le bureau où je travaille, me rappelant au fait qu’une grande part de mémoire est forcément perdue, effacée, à un moment donné inaccessible

 

Photographies : Côte de Jade  – Françoise Renaud