prendre soin

ici le printemps ignore l’instabilité du monde et les terreurs des hommes. Il se fait confiant, ne pense qu’à la sève et frémit de ses petites floraisons, ajoncs des haies, tulipier couleur chair suivi de près par le forsythia en broussaille, aubépines, puis timides pruniers et cerisiers sauvages. Les jours deviennent plus longs. On reste volontiers dehors s’il ne pleut pas, on s’allège en vêtements, bras bientôt nus. On se met en accord avec l’air et le paysage. On entre dans le poème. On va à la terre comme on va à la mer. Le buste se penche. Le corps se sent nouveau fort à œuvrer comme ça au-dessus de la terre, quelque chose qui double l’allégresse.
J’aime la terre tout comme les paysans, les gens de campagne, les jardiniers, tout comme les biches qui aiment les pousses tendres, les poules qui grattent et autres oiseaux qui s’affairent à extirper vers et graines. Je remue le fumier dans la terre noire, je me laisse aller, je m’abandonne au ciel et à la texture de la terre. À la fraîcheur. Au champ de nature ici tout autour, en cet endroit précis où le jardin rejoint l’âme.

Dans cet acte sacré je ressemble à Édouard, mon père. Je suis heureuse de cette image.
Mais je dois suivre ma voie.

Un autre genre de vie commence là, à préparer le domaine pour les futures plantations, un travail sans fin mais une vie heureuse qui donne des raisons de mieux supporter.
Je prends soin de l’herbe et de l’arbre, du « bel entour » comme l’appelle l’écrivain Georges Navel. Je taille, supprime les branches mortes, les vieux fruits méconnaissables, débroussaille. Je remue des pierres, ébauche un muret le long des Bergenias qui se sont bien implantées cet hiver. En ce lieu il n’y a pas de tristesse, il n’y a pas de voix, il n’y a pas de ville, il n’y a pas d’enfer, il n’y a pas d’impatience, pas de regret, pas de jugement. Rien que soif et émerveillement. Parfois une petite pluie dessine des ronds mouvants dans le bassin à poissons et raconte la croissance des bourgeons. Rien n’est forcé. Sans doute qu’il faut demeurer humble jusque dans la façon de le mettre en mots.

23 commentaires

  1. Marc Philippart

    « En ce lieu il n’y a pas de tristesse, rien que soif et émerveillement. Rien n’est forcé. Sans doute qu’il faut demeurer humble… »
    Tu as, par ces quelques mots extraits de ton texte, tellement bien défini ce que devrait être l’art de vivre en société, en n’importe quel lieu … « en ce lieu »
    Bravo
    Marc

  2. Riche variété florale à l’aube du printemps en devenir. Riche variété des mots pour nous faire partager émerveillement, jubilation, modestie aussi face à l’intemporalité du travail de la terre. Seul à même de faire oublier un temps les tourments du monde. « Acte sacré », oui, beau concept .
    Merci Françoise pour ce texte serein qui entremêle poésie, tendresse et gravité.

    • c’est fou comme les mots des autres (en l’occurrence les tiens), les mots de ceux qui passent et lisent et caressent, donnent un relief inattendu au travail qui s’est opéré pendant plusieurs jours avant la décision de la publication et fouettent l’envie de poursuivre plus loin, de donner toujours quelque chose à croquer dans ce Terrain Fragile…

  3. « On va à la terre comme on va à la mer » … que c’est beau. Les deux nous nourrissent corps et âme.
    Légumes fruits, crevettes grises et daurades, mais plaisir des yeux qui double l’allégresse, nature généreuse en suite aux soins prodigués. Merci Françoise pour ce texte magnifique qui m’apporte un fort ressenti et pour les photos.

    • en ce lieu, tu reviens toujours, chère Odile, il est devenu comme un repaire et un repère pour nous deux à distance, comme un lien indélébile…
      et cette expression qui rapproche l’élan vers la mer et celui vers la terre m’est venue comme un murmure… je savais que quelqu’un la relèverait… merci !

  4. brigitte celerier

    que la terre prenne soin de toi et que tu prennes soin d’elle – les fondamentaux – merci de nous les rappeler et de s’y bien les dire

  5. J’aime tes mots pour dire la joie de la terre, la douceur du temps, la beauté de la nature, un bonheur simple mais tellement bon. Merci !

    • les choses les plus simples ne sont pas forcément les plus faciles à saisir, tout peut passer sur la peau sans laisser de trace
      merci Chantal d’être passée par mon petit domaine de province qui donne tant à voir et à sentir…

  6. Jacqueline Vincent

    Je n’ai rien envie de rajouter. Tout est dit dans ce texte que j’ai juste envie de lire et relire comme un poème, une ode à la terre, à la nature, à la vie. Merci Françoise..c’est tellement beau …

    • je me demande toujours s’il faut encore dire, œuvrer autour de notre lien à la terre, (un fondamental d’après Brigitte)… en fait je n’y réfléchis pas et c’est de façon spontanée que j’y reviens parce que ce lien m’aide à vivre, à surmonter les épreuves en tout genre, comme une réparation possible avec elle, auprès d’elle…

  7. Comme c’est beau ! Comme ça fait du bien, lire et vivre ce texte, quelque chose que tu évoques comme l’humilité des hellébores et toujours il faut aller les chercher de la main pour les regarder en face. J’adore ta seconde photo encore un peu plus que les autres, mais toutes quand même et merci. Tu fais vraiment partager quelque chose de physique et c’est cadeau.

    • toujours quelque chose à dire du côté de la terre, il faudrait encore et encore, penser un ouvrage avec les différentes strates de cette magnifique matière qui nous nourrit et nous sert de plancher…
      j’adore ton « humilité des hellébores », c’est tout à fait ça, penchées vers l’humide de l’herbe
      (merci Anne)

  8. Poésie, là où la terre rejoint le ciel, les fleurs, les mots et aussi les regards, celui du père!
    Quelle magnifique réflexion peut provoquer ces gestes , quelle complexité dans ces mouvements .Oui, ça soigne aussi.
    Merci Françoise pour tes ressentis que je comprends tellement bien.

  9. Et quel beau titre de billet.

    • toujours intéressant de constater comment le titre émerge sans qu’on fasse attention à lui, s’impose même sans qu’on ait besoin de le chercher
      merci Bruno pour ta belle attention

  10. La sagesse se trouve les mains dans la terre, à l’écoute de la nature. Merci pour ce très beau texte, Françoise.

  11. Apaisant, Francoise. Merci !

    • prendre soin, se faire du bien, retrouver de la paix en effet dans ces actes primordiaux…
      mais il faut se battre aussi régulièrement avec les ronces, les lierres, les salsepareilles, toutes ces espèces qui s’épanchent et enclenchent des forêts là où on veut justement planter ses légumes … ne jamais baisser la garde toujours prendre soin et couper tailler ce qu’il convient…

  12. Prendre soin : on le comprend, c’est surtout prendre soin de soi. Mais soi c’est tout ça. Merci de vous donner à lire.

    • mais oui, « ça c’est tout ça », on est compris dedans, on fait partie de la chaîne et on ne peut la rompre… et pour planter de quoi manger en été et un peu toute l’année, il faut se préoccuper d’elle, la terre…
      (merci René pour votre passage)

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