Enfin un bruit de moteur avait couru jusqu’à eux, couvrant le pépiement des oiseaux nichés dans les haies. Alors que le moment de la séparation approchait à vive allure, elle avait senti le sol se dérober sous elle. Quitter la ferme avait été chose pénible, embrasser la mère serait pire encore. Pourtant c’était bien de sa délivrance qu’il s’agissait.
Ensuite tout s’était passé comme elle l’avait supposé. Elle avait eu le cœur serré au point de devenir douloureux. Quand il s’était relâché elle n’avait pu s’empêcher de verser quelques larmes.
Pas la mère.
Son visage à elle était resté fermé, impassible, pareil à celui d’une très vieille femme à qui l’on annonce la mort d’un fils.
Pendant ce temps le plus jeune des frères, le plus gai, avait installé le vélo sur la galerie de l’autocar. Déjà des mains s’agitaient. Des mouchoirs aussi. Le père retenait son chapeau, les chevelures cinglaient les joues. Le vent avait dû forcir. Elle se souvient les avoir regardés de l’autre côté de la vitre sans réussir à fabriquer d’expression sur son visage, suspendue au carreau, interdite, le sang subitement refoulé jusqu’au cœur comme sous l’effet d’un poison ou d’un grand effroi. Avec difficulté elle avait réussi à remuer les lèvres pour un adieu tandis que ses doigts glissaient lentement le long du verre sans trouver de prise, les premières phalanges blanchies par la pression. Ensuite les bouches s’étaient déformées d’une étrange façon. Décidément elle ne comprenait plus ce qu’on lui criait. Tel un poisson pris dans une nasse elle aurait voulu se débattre, hurler elle aussi toutes ces choses qu’elle avait enfermées en elle depuis le commencement. Elle aurait voulu croire que la scène qu’elle vivait là n’était qu’une illusion.
Elle avait dû abandonner rapidement cet espoir. Les champs bordés de fossés s’étaient mis à défiler derrière les fenêtres de l’autocar. Quant aux créatures articulées, bouches béantes, bras dressés au-dessus des têtes, elles s’étaient si rapidement éloignées qu’elle ne pouvait plus les reconnaître.
Bientôt elle les perdit de vue.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il l’avait attirée vers lui pour la sortir de sa torpeur. Elle s’était laissée faire, mais elle avait conservé sur ses genoux tout au long du voyage sa mallette en carton et son paletot de laine ainsi que des trésors.
extrait de ‘L’enfant de ma mère‘, roman de Françoise Renaud, CLC éditions 2004
‘L’enfant derrière la vitre’, photographie d’Édouard Boubat, Paris 1948
toujours beau à redécouvrir, accompagné d’une photo tellement réaliste qu’elle donne un ton nouveau à cette lecture pourtant connue. Ce qui raisonne des mots est plus fort quand les doigts glissent le long de la vitre et on enchaîne mentalement avec la suite qui revient en mémoire comme par miracle.
Ce qui prouve qu’un beau texte est gravé très profondément en soi.
Elle laisse, son petit frère, sa famille, mais elle emporte son vélo…
C’est sage.
p.
de la part de Bona
« On a l’impression de vivre avec les personnages, de les suivre, de deviner ou d’anticiper leurs gestes, de sentir même les mouvements de l’âme, en ce qu’ils ont de plus improbable… »
Laisser les siens derrière soi, avec les mots qui ne se disent pas, les caresses qui ne se donnent pas… on ne dit pas… on fait, on se manque déjà mais en silence…
Il ya peu, j’ai éprouvé le besoin de relire L’enfant de ma mère. C’était les 7 et 8 mai. Je n’ai eu aucun mal à retrouver le passage que tu as mis sur ton site et le relier à son environnement. Comme c’est curieux cette synchronicité ! Pour moi également cet ouvrage est très important par le sujet qu’il aborde mais aussi parce qu’il marque le point de départ des liens que nous avons tissés. Oui le moment des adieux est très souvent une déchirure et souvent une délivrance. C’est ce que j’ai ressenti en quittant la maison de mes parents à l’âge de dix-neuf ans. Partir sans espoir de retour en ayant la boule au ventre. En relisant l’enfant de ma mère, je voulais voir si plus d’une décennie après, ce roman était toujours capable de m’émouvoir. Et bien oui, toujours la même émotion.