Il était en fleurs, je l’avais vu, là-bas. L’amandier.
Là-bas, au bout de ma fenêtre. Entre le scintillement de l’eau courante et la matière sombre du versant boisé. Comme ça au milieu du désastre de racines et de branches arrachées plus haut dans la vallée par l’inondation – événement récemment raconté dans un carnet aux feuillets bistre –, tout un fouillis ficelé au pied de son corps d’arbre. Vivant.
Les fleurs semblent timides, leur chair poussée contre le bois par la douceur de la saison. Mais encore faut-il se figurer la folie du torrent ravageant la vallée – c’était en automne il n’y a pas longtemps –, bataille entre ciel et terre, fureur de terre soulevée. Se figurer cette guerre crépusculaire qui s’était poursuivie dans la nuit totale sans aucune méthode, ravageant tout sur son passage – on m’a demandé depuis si j’avais eu peur, et bien sûr que ça faisait peur, mais j’ai répondu Non, en tout cas pas en ces moments-là, on se rendait pas bien compte que c’était grave, que ça allait tout défoncer, et puis une peur qui collait à la peau comme la puanteur au point qu’on ne la ressentait pas –, le noir très vite venu où nous tentions de voir tout au bord du balcon le brusque envahissement du paysage, le flot géant et bourbeux ponctué de troncs et de morceaux de construction qui dégommait les lourdes potiches, les pommiers, les murs et le reste, comme dans un film fantastique. Se figurer ce plongeon dans l’obscurité, même plus d’ombres tellement c’était obscur et tourmenté, soudain seuls au monde, pour mieux appréhender la beauté de la scène
et maintenant ces fleurs issues d’un pied mort, lèvres d’écorce béantes, boursoufflures, lichens incrustés en médaillons concentriques indicateurs de vieillesse
ces fleurs de teinte si délicate
ces fleurs gémissantes
même pas à cause du soleil, parce qu’il y en avait plus beaucoup quand je me suis approchée, c’était presque le soir, il y avait du vent, je me suis approchée, car je voulais entendre le tronc gémir et les branches craqueter afin d’effacer le fracas vissé dans ma mémoire, fracas majestueux de cataclysme imbriqué au roulement vertical du déluge auquel se mêlaient les cris des hommes, les dépossédés, les héros en guenilles qui espéreront le retour du soleil après l’invraisemblable fureur. Je voulais voir de plus près cette magie poussée à ma porte.
J’avais pris mon appareil-photo, je me suis hissée sur une pierre tout en faisant bien attention de ne pas me tordre les chevilles. Car fréquenter ce terrain où avait fleuri l’arbre, restait dangereux des mois plus tard.
Ce terrain jouxte mon jardin, il appartient à un vieil homme qui ne marche plus assez bien pour reconnaître les dégâts sur son domaine. C’est mieux ainsi sans doute, ça a tellement souffert partout et c’est rien de le dire, terre balayée jusqu’aux fondations ancrées dans la rive, route et clôtures en pierres sèches désagrégées. Il ne subsiste dans cette propriété qu’une armature en béton, celle qui retenait l’humus pour cultiver les légumes, et puis des monceaux de pierres, débris, gravats. On dirait qu’une bombe est tombée là. S’il voyait une telle chose, le vieil homme suffoquerait, en mourrait pour le coup. Ainsi l’amandier au cœur du chaos.
Chaque fois que je marche au bord de ce jardin, je pense au Japon après le tsunami. Tout arraché. Détruit. Pollué à un point inimaginable.
La douceur de ces fleurs éphémères a le pouvoir d’agir contre le ravage, leur voix grésille dans ma fenêtre contre les bourrasques du temps. Disons que l’œil s’acclimate, que la peur régresse.
À vrai dire, rien ne s’arrête. Dans le silence des bois mauves en hiver, la sève se moque du passé, couve, prépare ses assauts, tandis que les nuages à crêtes blanches circulent par petits groupes par-dessus la montagne. On pourrait entendre un léger cliquetis dans l’atmosphère, preuve de la permanence des choses végétales, charnelles, à moins qu’il ne s’agisse de la soif de beauté qui brûle en nos vaisseaux. Bientôt la floraison des arbres de Judée. La repousse des aulnes. Les parfums d’été. Je l’ai dit à Nicole l’autre jour, ça va revenir, le fouillis des ramées. Comme d’habitude elle fera son potager, mais pas au même endroit, sur un terrassier plus haut. Et je ferai le mien pour la première fois sur cette terre.
Photographie ©Françoise Renaud, 1er avril 2015
tout renaît…
l’espoir
jamais enfui
ressuscite la souche d’amandier
embrase l’arbre de Judée…
le tendre vert recouvre le noir des plaies…
le souvenir se fait plus doux…
La vie plus forte que tout, plus forte que la mort même.
Elle nous surprend, nous rassure, nous assure.
On sent bien cette sève qui monte dans tes mots.
Amitié. Joëlle
La vie reprend le dessus et par la même occasion amenuise la peur qui subsistait dans les corps. Quoi de plus beau que des fleurs lorsqu’elles sont aussi fragiles que celles de l’amandier, malgré le tronc qu’on avait cru mort.
Fidèle à toi même, tu as mis les mots et la poésie qui convenait pour partager ce regard de printemps. Merci Françoise.
Le printemps impérieux de la vision qui change, seconde par seconde. Cellules végétales en forme de pointe s’accoudent et s’imbriquent, fortes de la raison de vivre. Malgré l’histoire qui nous échappe, mais, grâce à toi, pas complètement, un quelque chose pâle des pétales de l’amandier et de la vie éternelle accompagne l’eau ruisselante, redevenue calme et tranquille.
p.
Voilà, j’ai relu pour me remettre dans l’ambiance… et t’écrire sur ta belle prose. C’est éprouvant, douloureux, un évènement qui t’a déchirée… mais voilà que renaît l’espoir au milieu du chaos… et tu écris tout cela avec tant de force, d’évocation hallucinante. Je trouve ton texte particulièrement intense d’émotion dans tout ce qu’il décrit, raconte et dit de ce merveilleux reste d’amandier, de la nature qui reprend ses droits et qui oublie au printemps les ravages de l’hiver passé. Au milieu des souvenirs de l’inondation, tu dis l’espoir avec ces fleurs d’amandier et le courage des hommes et du tien à refaire cet environnement. Vous êtes la vie… au sein de la vie.