L’image s’impose à moi — à cause du manque sans doute —, image de la vague qui s’annonce à bonne distance de la côte et vient se briser sur la plage, et aussi le bruit, parce que ça fait un bruit terrible une vague qui court jusqu’à l’épuisement, souffle et rage, fracas, roulement, chacune ressemblant à une boursouflure puis à une faille qui se déplace à travers le bleu ou le vert bardé d’écume, à une tranchée. On a accès au ventre de la mer. On voit combien ça bouscule et rugit en dedans, combien ça brasse et fracasse. Un corps d’homme y serait irrésistiblement aspiré, emporté, chamboulé, avant d’être rejeté à demi-mort sur le sable.
Et ça court glisse comme sur une peau. On observe les petites langues levées par le vent puissant.
La ligne de rencontre entre ciel et mer est dure et précise, sans nuages.
Comme soulignée à la plume violette.
Quand nous étions jeunes, nous enfants de la côte, nous adorions les tempêtes. Elles soulevaient des vagues énormes qui à marée haute remplissaient les criques jusqu’à la goule, refoulant la marmaille estivante sur les bancs qui bordaient la corniche. Nous les espérions avec les orages d’août. Ces jours-là nous enfourchions nos bicyclettes pour gagner les rivages sauvages à l’écart du bourg, réputés dangereux, on ne disait rien à personne, on y allait, on abandonnait nos engins à travers les genêts et on se jetait dans la bataille. Plusieurs heures. Inégalable ivresse à éprouver la force démente de l’eau,
corps broyé,
membres écartelés, chevelure mêlée de sable et de sel.
Ce matin, dans le silence de la maison, je revois les murs déferlants qui nous avalaient, j’entends les cris que nous poussions et que nul ne pouvait saisir dans le fracas monumental. Nous n’avions aucune peur ni aucune idée du danger. Parfois une vague plus vicieuse que les autres nous déportait vers la barrière noire des rochers. Nous sortions roués de coups, éraflés, ensanglantés. Nos mères nous demandaient où donc nous étions allés nous fourrer et nous répétions que ça n’était rien, ces bobos, rien du tout. De toute façon nous nous en moquions, le paysage et le vacarme étaient nôtres, l’océan nous possédait, nous ne désirions rien d’autre qu’appartenir à ce monde qui nous avait vus naître et qui nous poussait vers l’avant avec en germe la conscience de la phosphorescence et de l’extrême beauté. Ce matin l’océan me manque et je me soucie de l’avenir du monde.
Photographie : Leo Roomets -Unsplash
Nostalgie, nostalgie… Curieusement, plus les années passent plus les souvenirs de notre enfance nous reviennent de plus en plus précis. Des images pleines de couleurs, des cris, des rires. Cette liberté de nos jeunes années, l’inconscience, l’innocence… le paradis perdu peut être ?
J’ai eu la forte impression de me trouver rouler par les galets magnifiquement mouillés de la Baie d’Ecalgrain, au cap de la Hague. Autre mer, danger identique. Très beau!
C’est un magnifique tableau que tu as peint avec un peu de nostalgie , les couleurs et les bruits sont bien présents . Un tableau animé par ces petits qui dégringolent dans les vagues, se laissent rouler dans l’élément, ces déferlantes qui vous engloutissaient pour votre plus grande joie. C’est un grand moment de bonheur que tu décris là, une réminiscence du passé.
Se mesurer à la force des éléments, se laisser prendre, puis résister… oui c’était la liberté ! le bonheur ! L’apprentissage de la vie… endurcir son corps et se forger un caractère…
on est loin de tout ça…
un danger imprévu et sournois nous tombe dessus et nous voilà désemparés sans défense et soumis à la peur, pas préparés à ce cataclysme
comme toi, je me soucie de l’avenir du monde…
Je découvre vos commentaires avec une joie profonde.
En cette période où nous passons beaucoup de temps avec nous-mêmes, la mémoire travaille comme une pelle à creuser la matière qui nous constitue et que nous avons modelée refoulée profilée au fil des ans.
Et il fallait bien que l’océan surgisse… le voilà dans sa splendeur. Le voilà attaché à la peur ou l’absence de peur, pareil à un gouffre.
Merci à vous tous, mes amis, de toute cette bienveillance et ce lien qui se construit sur ce Terrain Fragile…
Un déferlement de sensations avec ton texte, Françoise, l’odeur de la marée, le goût du sel et le corps bousculé par cet océan qui se dessine sous les paupières de mon imaginaire et se diffuse comme une musique sauvage dans le creux de mon oreille… Je ne connais pas ces paysages d’eau et de sable, mais les vibrations venues de l’enfance viennent se nicher là, au creux, comme les vagues battent la roche et les criques. L’avenir du monde attendra…
l’enfance, l’adolescence se construisent avec les souvenirs.
Affronter les vagues, vaincre leur force, le flux, le roulis. Ivresse qu’on ne trouve que dans la vague vicieuse et dans l’effort.
merci pour ce grand bol d’air et d’eau salée.
La mer, la vraie, pas celle de Palavas… Et la puissance des éléments ! Je retrouve tout à fait cette sauvagerie qui appelle le respect, et j’aime la façon dont tu décris cette fascination pour l’océan. L’océan, porte sur le monde, sur les possibles et maintenant hélas les impossibles….Ta fin est glaçante, si elliptique et si forte. Merci
C’est très beau Françoise, très émouvant… tellement vivant…
Ton texte me parle, me dit la beauté de l’océan lorsque la mer est blanche, me fait rentrer en moi-même et fait resurgir des images de ma petite enfance, belles et violentes avec le vent chargé d’embruns qui siffle dans les oreilles, le bois de pins qui craque sur ma presqu’île lorsque j’avais peur qu’elle soit submergée par la fureur des flots.