Le Tiers Livre, atelier d’été 2019 : Pousser la langue
Cette fois, proposition de prose narrative : on est dans un bloc, on explore ce que ça donne dans un texte continu en utilisant comme ponctuation des trous en blanc qui organisent le rythme et la narration, on grossit, on ralentit, on repart dans la mémoire ou on revient dans un détail (mémoire, spatialisation, force du dire) Le Tiers livre ici
parler c’était quoi alors rien la table toujours encombrée avec de la vaisselle des miettes de pain des objets à traîner parce qu’avec des enfants on ne peut pas garder une maison impeccable même si on s’acharne les bruits de succion quand on mangeait la soupe le soir Père avait une voix lourde et rageuse pour le peu qu’il disait on le craignait tout le monde craignait Père à cause de sa voix qui ramenait des paquets depuis l’arrière des histoires anciennes des rages des chagrins impossibles à polir la table en bois plaqué de Formica blanc veiné assortie aux placards qui occupaient tout un pan de mur on mangeait vite avec la faim qui poussait la soupe de légumes avec des morceaux de pain la chaleur en hiver près de la cuisinière à charbon tout petits on était encore nous les enfants et on se rendait bien compte de la colère dans sa voix dans ses yeux et on ne disait rien Père ne connaissait pas la douceur de la peau ni l’abandon avec les yeux fermés quelque chose de son passé qui avait enrayé la machine tendre et il en voulait aux femmes aux enfants au monde entier aux femmes en particulier alors c’était bien mieux de se taire de toute façon quoi dire les mots l’auraient contrarié parce qu’il les aurait pris contre lui alors nous deux on aspirait la soupe les yeux baissés et on se taisait l’homme avait souffert dans sa jeunesse c’est vrai et il aurait voulu que ce soit pareil pour ses propres enfants d’habitude c’est le contraire parfois la radio nous on aimait beaucoup la radio des voix étrangères qui évoquaient des régions différentes de chez nous des musiques après la soupe le dessert juste une demi-pomme ou une cuillerée de confiture le plus pénible c’était d’aller embrasser Père avant d’aller au lit Mère nous obligeait à le faire tous les soirs et pas envie la joue rugueuse pas un geste on pensait que la vie était comme ça que les Pères étaient comme ça que c’était leur rôle d’être rugueux on pensait qu’un jour on serait partis loin du coup on attendait de grandir pour partir pour s’éloigner on savait qu’il faudrait vraiment partir un jour pour que la colère de Père n’agisse plus sur nous qu’on ne prenne plus ses paquets sur le dos on le savait faudrait qu’il parte lui aussi sous la terre pour qu’on reprenne des forces et avec lui dans la tombe ses mots rares et tranchants une pierre grise et propre avec des fleurs blanches déposées par Mère sa tombe dans le petit cimetière où on glisse entre les tombes dans les allées de sable balayées par les vents de la mer
Photographie : Bretagne, françoise renaud 2017