roman
éditions AEDIS, 2006
« Le personnage du père s’était contenté jusque là de traverser mes romans, d’occuper l’arrière-plan. Cette fois j’ai désiré me mettre en face de lui, m’approcher au plus près, raconter au plus juste. Je voulais énoncer ce qui jamais ne s’est dit.
Cet homme est figure de ma vie, part essentielle de ma chair. »
CHRONIQUE DES LIVRES de Djilali Bencheick
pour Radio Orient
« Je descendrai sur le tarmac, enfilerai les couloirs, attraperai mon bagage. Alors je le chercherai des yeux, le cœur serré comme un caillou prêt à jaillir d’un poing. Et il sera là dans le secteur des arrivées, vêtu de ses habits de tous les jours au milieu de la foule qui se presse… J’ébaucherai un pas dans sa direction pour l’embrasser. En cet instant précis j’aurais la sensation de quitter ma vie courante pour rejoindre un autre temps, celui que je connaissais en mes premières années quand je quémandais de grandir — chez lui un infime recul, un genre de réticence au bord de se toucher. Et je saisirai l’odeur de l’écharpe. Une odeur très spéciale : terreau et bois vert mêlés à la chaleur du cuir humain, le tout augmenté du suint de la laine. »
L’auteur revisite la vie de son père né dans une commune rurale de l’Ouest de la France en 1923 dans le but de comprendre où s’est initié le creusement du fossé qui désormais les sépare.
Chacun reconnaîtra en ce récit simple et d’une âpre émotion quelque écho de son propre silence, de son urgence à dire, de son désir d’être né de l’amour.
Illustration de couverture : huile sur toile (détail), Olivier Chevalier
notes avant et après l’écriture
À force de pluies et de vents, finit par affleurer sous le vernis écaillé et les diverses couches de couleur la matière originelle du support :
carton ou bois, en tout cas matière rugueuse résistant à la pression des doigts.
L’écriture se rapprocherait de ce travail du temps, de l’érosion naturelle sur un tableau de maître demeuré en plein air.
La vie depuis notre naissance composerait une sorte de paysage connu, ciel souvent parcouru des yeux, combes fouillées et rochers explorés. Et puis sous l’effet de l’usure, se dévoileraient par lambeaux les personnages dessinés naguère directement sur le bois — nos aïeux, nos parents —, recouverts d’innombrables fois par la brosse ou le pinceau, dissimulés, oubliés.
Aujourd’hui je reconnais le père au centre de la toile.
Oui, je le vois, immobile sous les écailles peintes.
J’observe sa figure bourrue. Malgré moi il devient mon sujet et je m’approche pour distinguer ses traits.
Il ne sait pas que je tends la main vers lui, entreprends de gratter les débris autour de sa silhouette dans l’intention de découvrir ce qu’il est en train de faire : arpenter le chemin de côte, caresser le chien ou encore bêcher la terre — gestes attachés en des lieux bien précis de ma mémoire.
Pour moi l’écriture est une mise à jour.
FRAGMENT
Ainsi mon père croyait tenir sa destinée bien en main en ce 29 janvier 1949 alors qu’il marchait sur la corniche de Gourmalon en compagnie de sa promise — une sacrée trotte depuis la Bourrelière. Un cliché d’environ sept centimètres sur cinq témoigne du froid qu’il faisait ce jour-là, et du vent qui soufflait en tempête depuis le large. Quelqu’un de leur connaissance ou un simple passant avait dû appuyer à leur demande sur le déclencheur.
L’image à pellicule brillante et définition médiocre ne révèle aucun détail de leurs figures sinon leur jeunesse. Lui porte une canadienne, celle dont je respirerai plus tard le col fourré dans la penderie du grenier, la considérant ainsi qu’un vêtement d’aviateur et me la figurant attachée d’une manière ou d’une autre à des actes héroïques. Peut-être avait-il chaussé des souliers neufs — on ne les voit pas sur la photo. Quant à ma mère, elle se tient devant lui vêtue de l’éternel manteau, étreignant dans sa paume une paire de moufles en laine tricotée. Leurs cheveux sont brossés par le vent. Au-delà les buissons on devine la mer grise, plutôt démontée.
Je remarque que mon père avait passé le bras par-dessus les épaules de ma mère comme s’il craignait de ne pas tenir dans le cadre, comme s’il voulait exprimer le sentiment qu’il nourrissait à son égard en ce rapprochement ordonné par la pose.
Pour le moment il me suffit de croire qu’il la trouvait jolie quand, progressant à cette cadence de promenade et sans but véritable, elle désignait du doigt cette embarcation cinglant vers le port ou ce groupe d’oiseaux en train de frôler la falaise, puis formulait quelque chose à leur propos. Mais la plupart du temps ils marchaient en silence. À mesure de leur progression ils développaient l’un et l’autre une conscience aiguë de la chaleur qui émanait de leurs corps, proches et tremblants.
Lui pensait qu’il travaillerait dur pour lui offrir un bijou à Noël ou une robe à la mode. Pour ça oui, il se retrousserait les manches et il serait fidèle, irréprochable en tout, autant d’engagements qu’il ressassait derrière son front alors que les oiseaux erraient de leur côté et lançaient des cris rauques. Quelquefois il regardait l’île qui barrait l’horizon plein ouest. Une sorte de buée mouillait ses yeux. Alors il ne pouvait s’empêcher de songer que le compte à rebours jusqu’au soir de leurs noces avait commencé.
À un moment donné ils s’accordaient une pause et s’asseyaient sur un banc de corniche pour regarder les vagues qui s’écrasaient au pied du contrefort rocheux. Peu à peu le bruit fracassant pénétrait leurs tympans, les enveloppant d’un genre de voile qui les coupait du monde.
TEXTES AUTOUR DU PÈRE… sur TERRAIN FRAGILE
– La douceur des morts, 2017
– Hors de portée du chagrin , 2015
mars 2006 – EAN : 9782842593216
192 pages – 15,00 €
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