grande muraille

Quelque part sur la frontière nord de la Chine, entre IIIe siècle et XVIIe siècle…

Life on Mars

Tout là-bas, le soleil en chute libre.
Quelqu’un le suit des yeux. Un homme.
Il sait que, lorsque la terre sera plongée dans les ténèbres, l’astre continuera de peser sur la mémoire du corps. En particulier sur les paupières, petites plaies et brûlures ne pouvant s’arrêter de suppurer. Pupilles brûlées aussi, pellicule opaque troublant la vue. Et c’est pareil pour chacun des hommes du chantier.
Ajoutés à ça, la poussière, le sable, la poudre issue des roches qu’ils taillent polissent et transportent sur leur dos.
La sueur qui pique la peau aux écorchures, repoussée d’un mouvement quasi automatique du poignet.
Si cruel ce pays désertique, torride le jour, glacial la nuit, avec des hordes de barbares qui déferlent pour dérober le peu qu’ils ont, quand bien même ils se trouvent défendus par une garnison de soldats — car ce n’est pas la main-d’œuvre qu’ils protègent, plutôt la muraille en train de se construire, et aussi les victuailles et les tentes du campement hérissées d’étendards où ils séjournent tous.

Une fois le soleil enfui, l’ombre met à nu les souffrances, corps rompus abattus sous des bâches.
Un court répit.
Quelques heures gémissantes.
Le rêve les emporte loin — rien d’autre que le rêve pour tenir —, loin dans le giron doux des femmes, mères et amantes laissées en arrière ou simplement inventées, loin dans la tendresse d’une progéniture perdue.
Ses rêves à lui ont la dureté du granit extrait à cœur de montagne, matière primitive, lave, fluide sanglant, si bien qu’il préfère leur faire barrage — il ne survivrait pas à l’appel de ces choses douces inaccessibles. Il choisit de se remplir du monde en train de se construire en dépit de la douleur et de la faim. Il épie le vent, les nuages, les herbes, les arbustes, les bêtes qui fuient dans leurs terriers. Il respire rumine le monde comme on marche, vivant tout simplement, la chute du soleil révélant chaque soir la topographie des lieux — il le sait, chaque soir il regarde — et, dans l’instant précis où l’astre chute, la véritable courbure de l’univers. C’est là sa plus grande joie.

Des siècles plus tard, des voyageurs équipés d’appareils à photographier viendront admirer ces formidables fortifications. Ils s’égaieront pépieront telle bande d’oiseaux gris et repartiront comme ils sont venus sans rien percevoir de la profondeur infinie du temps et de la couleur violente de la terre, nourrie de sang humain et de crépuscules.

 

texte inspiré par Life on Mars, photographie de Rick Glay, 2013

falaise sans fin (8)

On aurait dit que leur souhait avait été exaucé.
Enfin quelque chose arrivait, un événement qui venait percuter le cours de leur voyage. Mais ce quelque chose était une menace, un coup de semonce qui avait entraîné l’évanouissement du corps de Mermel, et bien sûr ils n’avaient rien souhaité d’aussi extrême. Sans doute un projectile qui l’avait percuté en pleine poitrine pour qu’il s’effondre comme ça. D’un bloc.
Ou alors à la gorge.
Une flèche, un boulet, une poignée de grenaille.
Et cette agression inattendue — souvent ils avaient repensé à l’attaque des oiseaux noirs — les poussait à déguerpir à travers cet espace qui leur avait paru jusque là inhabité, tous les deux debout encore, devenus fous, comme poursuivis par un essaim de guêpes ou un mastodonte en colère, tandis que le troisième n’était plus qu’une masse abattue sur le sol.
Cela se passait à environ 1h de l’après-midi. Ordinairement une bonne heure pour forcer le pas.
Mais cette fois ce n’était pas la lumière qui les exhortait, c’était la peur d’être tirés comme des lapins par un snipeur.

Pas de bruit.
Pas de mouvement sinon de brefs vols d’oiseau.
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falaise sans fin (7)

Ils s’étaient accordés trois jours, trois jours pour manger, dormir – pas question de poésie, seulement de récupération –, trois jours au terme desquels ils avaient prévu de se remettre en route, de traverser les forêts pour atteindre les vallées où des hommes avaient dû se regrouper et s’installer en hameaux, en villages. Enfin, c’est ce qu’ils supposaient. Ils rêvaient de la rencontre, proche à présent. Et ils étaient confiants, remplis de cette croyance naïve qui les avait poussés à quitter leur pays hostile pour trouver mieux.

Clod, toujours fragile, lança un dernier regard vers la cabane comme s’il en regrettait la protection tandis que les autres déjà s’étaient engagés dans les sous-bois pentus, peuplés de brume et de chaos granitiques. Difficile de s’y déplacer, le sol était limoneux et glissant, il fallait se cramponner aux arbres, aux lianes, à tout ce qui se trouvait sur le passage pour ne pas déraper.
Au fil de la descente, la végétation devenait de plus en plus luxuriante. Souvent des amorces de torrent cavalaient à la faveur de pans rocheux puis se regroupaient à la faveur des replats en petites nappes d’eau turbulente avant de repartir dans la pente. L’eau était si claire qu’on voyait l’ondulation floue des herbes accrochées au fond et aux courtes berges. Parfois ils entendaient des bruits de branches. Ils s’immobilisaient, craignant – ou désirant – qu’il s’agisse d’un trappeur ou d’une troupe de chasseurs. Mais non, rien. Seulement des bouquetins en fuite en train de s’abreuver qui s’étaient effrayés de leurs foulées. Ou un ours à ses affaires.
Bientôt, et sans avertissement, ils débarquèrent sur une plateforme plus dégagée qui bordait un canyon.
Et ce fut là un spectacle incroyable. Continue reading →