Cet extrait (tiré du roman Sentiers Nomades, éditions AEDIS, FR© – 2003) sera lu le 4 novembre lors de la soirée NÛBA, une collaboration inédite entre le CCI Musique Sans Frontières et Autour des Auteurs, avec l’ensemble andalous EL MEYA.
Quelques jours plus tard l’afghan révèle enfin ce qu’il cachait, sans doute parce qu’il revoyait la scène avec une clarté si prodigieuse qu’il ne pouvait plus la garder pour lui.
Une femme marchait, belle dans ses jupes en désordre. Elle s’appelait Charifa et elle était le centre de son univers quand il était tout jeune homme. Souvent il la rencontrait en cachette et ses mains et ses épaules tremblaient à cause du feu qui l’habitait. Il affirme qu’aucune de ses exaltations suivantes n’avait été à la hauteur de celle-là.
Une fois ses études achevées, il était retourné à Kaboul en tant qu’agent chargé du développement des industries laitières. En 1978, il voyageait avec une équipe de chercheurs vers Mazar-i-sharif dans le but d’installer des chambres froides pour la conservation du lait. Après la collation de midi, il s’était écarté de la piste pour rejoindre un petit torrent qui bondissait au fond de la gorge. Agrippé à des buissons rabougris, il avait contemplé la nature et il avait remarqué sur le sentier à l’aplomb une femme en compagnie d’enfants. Elle conduisait par la bride un mulet chargé de ballots. Il n’aurait su dire par quel prodige une circonstance pareille avait pu se produire, pourtant c’était Charifa, sa princesse de naguère, celle qu’il avait si souvent nommée « sa bien-aimée ». Voilà qu’elle aussi le reconnaissait. Et il voyait la stupeur ouvrir sa bouche, donnant à son visage l’apparence d’un masque, et il souffrait de son regard brûlant qui venait le frapper en plein cœur. Un vent tiède avait porté le parfum de peau et de chevelure de la femme jusqu’à ses narines, alors il avait senti les démons au bord de le terrasser.
Jamais il n’avait songé à raconter des choses aussi secrètes et folles, en tout cas beaucoup trop personnelles, ces choses de l’amour et de la honte, ces sentiments terribles qui vous hantent jusqu’au dernier soupir et déposent des rides autour de vos paupières. Pourtant ce jour-là, il les confie à cette femme qui le visite depuis plusieurs mois et recueille ses murmures. Après avoir parlé de Charifa, il paraît épuisé.
Il ajoute encore :
« L’amour existe bel et bien, je l’ai vécu et puis je l’ai perdu, ah cet incomparable battement de cœur. »
Une fois rentrée chez elle, elle recommence à écrire dans le carnet posé près de la lampe ou à l’envers sur le lit. Elle écrit à propos de l’amour et de la douleur de l’amour.
« Afghans », huile sur toile, Frédéric Plumerand, 2010