Nous sommes là, occupant les villes et les villages de la terre. Le soir il y a des lampadaires qui éclairent les rues. Le jour, rien que la lumière naturelle, trépidante ou terne selon la quantité de nuages qui s’en viennent du cœur de l’océan et partent à l’assaut des continents.
Nous sommes là. Nous vivons, nous marchons.
Ou plutôt nous courons, empruntons des escaliers et des tapis roulants, grimpons dans des voitures. Au fond nous ne marchons plus guère, nous sommes pressés. Certains flânent devant les vitrines des boutiques, tournent en rond comme des bêtes en cage. D’autres choisissent de gagner la campagne ou la montagne, par petits groupes — ils appellent ça randonner. En vérité nous ne marchons plus. Ou si peu. Nous ne savons plus.
Marcher sans but.
Marcher jusqu’aux frontières du pays, laissant derrière soi les villages de notre naissance sans jamais savoir si la direction est bonne ou mauvaise. Après tout peu importe où l’on va, l’essentiel reste de marcher jusqu’aux frontières de la faim et de l’épuisement pour se perdre et puis se retrouver au bout du compte.
Marcher jusqu’à rejoindre l’autre bord du désert, traverser des villes étranges et côtoyer des fleuves.
Ces fleuves irriguent des plaines immenses et baignent plusieurs provinces. Ils portent en leur cours une odeur de vase et de roseau, une odeur de reptile, une odeur de buffle courtisé par des petits oiseaux. Ils portent une odeur de neige éternelle et de sommets inaccessibles. Et il nous faudrait les suivre pour nous perdre, pour rallier — un jour sans doute — cette frontière où ils se diluent dans la mer avec tous les poissons, les algues, les limons, alors que plus personne ne sait d’où ils sont venus ni combien de temps ils ont couru ainsi pour nous accompagner, nous gens de la terre, nomades et paysans.
C’est vrai qu’avant nous marchions davantage.
Nous dansions même, vêtus de beaux habits, coiffés de frais. Nous partions en promenade. Les jardins étaient propices à la flânerie, à la causerie, au badinage. Les amoureux se fréquentaient longtemps.
Bien avant encore, nous marchions chaque jour en compagnie des troupeaux —brebis, chèvres et yaks. Nous quêtions les meilleurs pâturages, les vallées protégées des vents pour y installer nos campements. Nous vivions dans l’errance.
Nous avons oublié.
Et maintenant nous sommes là, occupant des petites villes de la terre, avec au ventre une faim immense.
Une faim d’odeurs et de paysages.
Nous ne voyons plus les horizons à cause des nouvelles constructions, nous ne voyons plus les cieux s’éclaircir après l’orage, nous ne voyons plus les crépuscules. Pourtant des paysages nous sont restés comme greffés à l’intérieur de la tête et ne nous quittent jamais. Sûrement eux qui nous conduisent vers le bord de la mer certains dimanches d’hiver où il n’y a rien d’autre à faire que de passer le temps. En ces bordures entre mer et terre, nous marchons. Le monde paraît si vaste. Nous marchons jusqu’à nous étourdir en compagnie de chiens et d’enfants.
Vents forts. Senteurs d’algue et de sel revigorant l’espoir.
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Photographie : Marc Dantan, 2008