rigoles de gravier

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Nous hurlons de honte et de colère.
Nous hurlons dans notre solitude.
Nous hurlons depuis cinq cent cinquante-six jours, moment où la lave du torrent a fondu sur le village et sur nos têtes. Encore aujourd’hui ruines et désolation dans les rues. On devine quelle guerre c’était hier – même les étrangers le voient –, mais rien ne semble avancer.
Hier, c’était il y a longtemps, cinq cent cinquante-six jours – je vous jure que je les ai comptés un par un. Pourtant nous ne manquons pas de courage mais nous hurlons de désenchantement à cause des pertes accumulées – ô destin trop injuste –, photos, courriers, livres, objets, meubles, vêtements, voitures, possessions matérielles cependant dérisoires comparées au deuil d’une famille, l’un d’entre nous qui avait nom, enfants et maison, emporté par l’onde boueuse et folle et chargée de toutes les choses de la montagne et de tous les orages du ciel, le Naduel devenu ce soir-là Amazone capable de tordre des poutres métalliques de quatre mètres de long et larges comme une cuisse d’homme, d’arracher aux versants des arbres aux griffes profondes, parts séculaires du paysage. Nous hurlons de marcher dans les rigoles de gravier chaque jour, de longer les murs détruits rehaussés de rambardes en attendant mieux, de longer le stade de foot. Quel stade de foot ? On n’en reconnait rien sinon un cadre de but resté en place on ne sait comment. Rien que terrils de gravats chargés de métaux nocifs à la peau, à la bouche. Tout ici nous rappelle que la terre a tremblé, que l’eau a déferlé, que les arbres et les pierres ont plu tels des projectiles envoyées par un ennemi invisible. Certains encore gémissent à cause de la peur accrochée à leurs talons et à leurs rêves, peur qui n’est pas décidée à s’effacer. Rien ne s’efface depuis que c’est arrivé.

Nous hurlons d’inquiétude.

Nous ne savons pas ce qu’il faut faire pour enfin retrouver un jardin pour les vieilles dames qui causent l’après-midi, un jardin paisible au lieu de ces lits de cailloux, des rues honnêtes débarrassées des odeurs de moisi et de fioul, une place gentiment habillée d’arbres et bornée de murs sans fissures, une boulangerie pour les vivants.
Nous hurlons,
nous rêvons sans doute,
nous voudrions simplement croire à une paix prochaine.

Texte et photographie : ©Françoise Renaud, 2016

12 commentaires

  1. L’écrivain voudrait gommer l’ineffaçable. Ne le pouvant pas, le voilà à l’étude pour replacer chaque pierre à sa place initiale. Et ne le peut pas plus. Et pourtant c’est encore ce que tu tentes, scientifiquement, amoureusement. Pour nous qui sommes loin, plongés dans nos problèmes de la vie quotidienne, une reconstruction d’un réel qui nous échappe. P.

  2. Doutrelant Marie

    Je vois et j’entends ton hurlement aussi intensément que « LE CRI » de Munch.
    Courage !

  3. A lire ces lignes, le torrent n’a pas dévasté que ton village,
    il a aussi ravagé ton intérieur.
    Hurle fort ton impuissance et respire,
    respire comme si c’était la première fois.

  4. françoise toursel

    Ne pas se laisser aller au désespoir. Un drame a eu lieu et laissera des traces indélébiles quoiqu’il en soit…et que le paysage intégrera dans son histoire … On comprend le hurlement devant ce qui est, et l’impression d’impuissance à réparer ce qui a été balayé, à retrouver la vie paisible qui coulait autrefois…
    Petit à petit, touche par touche, redonner vie ….

  5. Merci pour vos mots déposés en silence dans le sillon de mon blog, comme un limon bienfaiteur… Merci à vous tous. Vous soulignez qu’on ne mesure pas forcément l’effet que ça produit, une chose pareille. Je revois les visages des survivants de Fukushima, leur dignité, leur désastre intérieur…

  6. Ton cri nous déchire les entrailles et le coeur, vos cris nous déchirent… Et pourtant nous sommes loin de comprendre, nous n’avons pas vécu le drame dans notre chair, nos yeux. Chère belle, je voudrais te consoler toi et tous ceux avec qui tu vis là-bas, mais est-ce seulement possible ?
    Bientôt il ne restera que cicatrices et la nature reprendra ses droits et vos maisons seront réparées. Vous pourrez revivre et renaître…

  7. N’employons pas le même outil pour mesurer un désastre ou pour mesurer une blessure intérieure, à quelque endroit du monde qu’il soit… Courage… Une solide pensée vers toi et tous les autres au village.

  8. Christian Saltel

    Un cri, ainsi jeté, comme le tien, Françoise, un cri qui semble vain, hurlé dans le désert. Mais ce désert est peuplé. Peuplé d’humains dont la peur est que cela leur arrive, ou pire!
    Confuse l’idée que ce monde est en train de devenir dur aux faibles, mais aussi que l’on n’est plus seuls. Le désert est peuplé.
    Je prend pour moi cette peine, la tienne et celle de tous les naufragés de St Laurent et de Méditerranée. je veux crier avec toi et nous tous car le désert est peuplé.
    Un espoir, cependant, d’amitié autour d’un feu de bois et d’une discussion enchantée de littérature.

  9. Crie Françoise, crie fort qu’on t’entende. Cette cicatrice qui subsiste est partagée avec les gens du village qui aimeraient que tout redevienne comme avant. Tout au moins… un peu réparé pour effacer partiellement leur désespoir et faire renaître leur rapports les uns avec les autres sans avoir continuellement sous les yeux les séquelles de la catastrophe.
    Continue de crier Françoise.

  10. roger marie jeanne

    la nature qui est toute puissante nous laisse réfléchir à notre chemin de vie
    gardons cette force que chacun possède
    Vive le printemps vive la vie

  11. Sonia Gouirand

    Colère de l’écrivain, toujours ce style ample et qui nous entraîne avec toi, avec vous dans ce déferlement, cette nature en furie, l’impuissance des habitants et ces marques indélébiles tatouées au plus profond de chacun. Merci de partager ce que chacun des Laurentins (?) doit ressentir, pour que personne n’oublie, pour que tout le monde se souvienne…

  12. jacqueline de Saint Jean de Maurienne.

    Cri de la terre, cri des hommes qui se rejoignent pour dénoncer l’indifférence. Heureusement tes mots de colère vont réveiller les consciences pour redonner à la terre ses droits et sa beauté. Nous sommes à vos côtés, nous vos amis de Maurienne. Jacqueline.

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