faire semblant d’être Pierre Michon

Toujours en septembre qu’arrivent les catastrophes, elle a des raisons de le croire, et justement nous sommes en septembre. Le 15 exactement. Ce n’est pas qu’elle soit plus inquiète que d’habitude — elle a toujours eu un tempérament anxieux et se fait une montagne d’un rien (des traits hérités de sa mère) —, enfin tout de même, depuis qu’elle est entrée dans cette pièce aux murs blancs et chaises disposées en pourtour, elle est habitée par une appréhension particulière qui diffuse dans le sang comme une drogue, l’engourdit, la diminue. Venant de dépasser l’angle du mur, le soleil inonde violemment l’espace. Il faut cligner des yeux pour se protéger contre cette quantité excessive de lumière.
« Non mais c’est gênant. On n’a pas tellement envie d’un soleil pareil. » (sous-entendu, dans notre état on préfèrerait une lumière douce et apaisante, au besoin filtrée par des rideaux aux couleurs pastels).
Elle se sent en accord avec la dame à côté d’elle, acquiesce de la tête. « Vous avez raison, cet éblouissement, c’est assez difficile à supporter. »  Elle ne prononce pas les mots, replonge dans sa revue.

La dame : habillée de gris, tient son sac sur ses genoux comme le bien le plus précieux de sa vie. Elle ressemble à sa mère ou à sa tante, la façon de s’habiller sans doute, la mise en plis, l’attitude. C’est drôle comme les femmes d’une même génération se ressemblent. Une fois enfouis sous la terre, tous les êtres se ressemblent, une pensée venue sans qu’elle n’ait pu la repousser.

***

La secrétaire pousse la porte du box où est casé son bureau et elle dit le nom de quelqu’un d’une voix neutre. Pas d’expression sur son visage, elle annonce le nom des gens comme elle annoncerait des noms d’animaux ou de fleurs. C’est vrai qu’elle ne les connaît pas, même si elle en a déjà vu certains plusieurs fois.
Un homme s’est levé. Il connaît le chemin, il passe dans l’autre pièce avec sa veste sur le bras.
Cette salle est un lieu de passage, un sas, exactement le genre d’endroit où l’on revient à intervalles réguliers pour faire un bilan, estimer l’évolution des choses, parfois chiffrer le temps qui reste en années en mois — un peu comme un jardin public où l’on viendrait observer la mutation de la saison sur les arbres. Sauf que là, on aimerait être reconnu.

Elle se revoit à l’adolescence, embarrassée par ses seins qui pointaient et le regard des oncles sur son innocence. Poussée brusque. Bientôt ils avaient dépassé la mesure. Son corps vaste semblait bâti pour aimanter les yeux des types (pas seulement les oncles), les jeunes, les vieux, pansus ou maigres, captivés par l’énigme de la chair. Elle le vivait comme une disgrâce. Parfois un garçon essayait de l’approcher, il voulait la toucher, ça la mettait en colère, elle aurait aimé qu’il lui caresse le visage plutôt que la palper sous ses vêtements.
Elle aurait voulu ne pas en avoir, des seins, ou qu’on ne les voit pas, — cette part un peu molle et laiteuse, étrangère —, enfin qu’ils s’en retournent là où ils étaient avant. Et maintenant voilà.

Ce temps de l’attente dans le sas est finalement privilégié. On ne sait pas encore. On y pense bien sûr, mais rien n’est prononcé. Elle se souvient quand c’est arrivé à sa sœur Isabelle, en automne il y a trois ans, épisode de pluies intenses. Dur à avaler. Sa sœur avait beaucoup pleuré.

***

Une histoire de génétique, c’est ce qu’ils avaient dit. Une grand-mère touchée à la cinquantaine, une mère qui avait suivi le même chemin, une sœur. Toutes les descendantes de la famille à surveiller de près. Donc pratiquer des examens rapprochés, ne rien prendre à la légère : ombre, ganglion, micro-calcification, tout un vocabulaire pour désigner les amas suspects avec en arrière l’inconnu, la trouille au ventre et qui sait, l’enfer. La traversée du labyrinthe.
Au dernier examen il y avait eu un doute — une question d’interprétation des résultats. On avait ponctionné, repoussé la décision. Nouvel examen préconisé dans six mois. On y était. Elle pensait avoir confiance pour la suite, confiance dans son corps résistant aux tâches physiques, malgré tout c’était rentré dans la tête. Le doute instillé agissant mine de rien, caracolant, activant certains processus biologiques insoupçonnés.
Elle n’avait rien dit à ses proches, pas la peine (Isabelle en aurait pris un coup). Elle apprenait à se méfier d’elle-même, sa vie coulant au rythme de la menace — plus tout à fait comme celle des autres.

Il y avait eu Vincent qui lui n’en voulait pas au contenu de son corsage, timide et féru de poésie. Et puis Bruno. Il avait vingt-six ans exactement comme elle, sa mère venait de mourir. Bruno la respectait — trop peut être. Il venait vers elle, se mettait en quatre, lui offrait des fleurs. Elle avait cédé mais n’avait pas voulu d’enfant de lui, elle avait peur d’avoir une fille — peur qu’elle soit comme elle, la fille, encombrée d’appâts qui lui procureraient des angoisses toute sa vie.
Bruno aurait voulu, lui. Elle avait dans l’idée qu’il mendiait.
Ils avaient rompu.

***

La secrétaire va bientôt surgir de son box, ce sera son tour. Tout doucement ça se rapproche, ça gronde, le poids du sang s’accentue dans le creux autour des organes. Elle voudrait fuir pour ne pas savoir, malgré tout elle se montre raisonnable, feuillette sa revue même si elle n’y trouve guère d’intérêt, lève la tête de temps en temps vers le soleil qui poursuit sa trajectoire et pose un regard léger sur les gens, ceux qui ne font rien, ceux qui ferment les yeux, ceux qui lisent ou se parlent tout bas pour ne pas déranger les autres. Souvent ils viennent accompagnés, c’est plus facile. Sa sœur voulait venir mais elle a dit non.
Ne pas regretter. Tenir bon. Avoir confiance.
Elle retient son souffle, pense à Isabelle, regarde sa montre. La porte s’ouvre, elle n’entend pas vraiment son nom mais elle sait que c’est le sien — sa vie dépend de ce moment désormais si proche. Elle prend ses affaires, enjambe la travée de soleil. Quelqu’un murmure quand elle passe : si belle, oui sacrée belle fille faite pour le plaisir, franchement trop jeune pour avoir le mal elle aussi. C’est ce que tout le monde pense.
L’homme en blouse blanche l’attend, tend la main — le moment redouté. « Allez-y, entrez. » On ne voit rien sur elle, tout se passe dedans.

 

texte écrit par Françoise Renaud dans le cadre de l’atelier d’été 2017 proposé par François Bon, Et si je vous dis personnages ? volet 7
à partir du portrait d’Édouard Martel, l’explorateur des gouffres et auteur des « Abîmes »
Il est proposé d’écrire un personnage qui traverse un instant important pour la suite de sa vie, « casser la pierre en éclats, explorer facette par facette autour de cet instant de basculement »…

6 commentaires

  1. l’ai lu sur tiers livre – admiré (mais moi suis bloquée)

  2. cette dernière étape était vraiment difficile, je trouve. Je ne savais vraiment pas au commencement ce que j’allais faire, ce que je pouvais faire… et puis je suis partie d’une phrase, la première à propos de septembre, et c’est vrai qu’il y a souvent des catastrophes en septembre ! après, ça s’est dessiné…
    tu as encore le temps pour répondre à cette proposition, ça va venir….

  3. oui, tout arrive en septembre…à toi, à moi, aux autres.
    Exercice difficile que tu as réalisé avec beaucoup de douceur malgré la gravité de la situation. Il n’est pas aisé de se mettre dans la peau de quelqu’un qui se questionne, surtout dans un cas aussi grave, avec des antécédents. Le texte est angoissant, comme le ressent le personnage, très bien décrit.

  4. jacqueline vincent

    La peur au ventre… pourrait définir ce récit où le sujet laisse peu de place à la poésie et à la légèreté…Et dans l’attente, nous vivons aussi cette angoisse qui monte au fil des mots. Nous connaissons tous et toutes des situations identiques vécues par des proches dont la vie a basculé en une minute et que tu analyses de façon magistrale. Jacqueline.

  5. Un texte très fort. Pudique et cru à la fois, je trouve.

  6. Très fort et très beau. L’angoisse qui s’insinue et le noeud au creux de l’estomac…

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